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Eric Zemmour : « L'homme qui n'aimait pas notre Révolution »

Une réédition remarquable du classique de Burke. Depuis deux siècles, les droits de l'homme sont devenus  notre religion. Pour le meilleur et pour le pire. Surtout pour le pire, d'ailleurs, comme on le voit aujourd'hui. Deux remarques à propos de cette brillante recension d'Eric Zemmour [Figarovox - 2.11]. La première est que le terme conservateur- que revendiquent très couramment les intellectuels appelés souvent néo-réacs - n'a plus le sens péjoratif qu'il avait jadis dans les milieux royalistes ou patriotes (« c'est un mot qui commence mal ...»), il ne se rattache plus à l'idéologie libérale ou bourgeoise de la droite parlementaire, il signifie plutôt attachement à ce que nous aurions appelé en un temps, au sens profond, la Tradition.  A conserver ou à retrouver. Notre seconde remarque est une réserve lorsque Zemmour écrit que « les libertés anciennes ont été détruites en France par la monarchie elle-même ». Ce qu'il peut y avoir de vrai dans cette affirmation doit, selon nous, être fortement relativisé : rien de comparable entre les libertés anciennes que la monarchie a pu détruire et l'œuvre du rouleau compresseur idéologique du jacobinisme révolutionnaire encore à l'œuvre aujourd'hui. Les plus ultras partisans de la décentralisation et des libertés se satisferaient volontiers aujourd'hui des libertés de toutes sortes dont était toujours hérissée la France à la veille de la Révolution.  Lafautearousseau     

C'est dans les vieux pots qu'on fait les meilleures soupes ; dans les grands textes du passé qu'on comprend le mieux la situation politique contemporaine. La dernière réédition du classique Réflexions sur la Révolution en Franced'Edmund Burke l'atteste une nouvelle fois avec éclat. Il faut dire que le travail éditorial est admirable : préface brillante de Philippe Raynaud ; appareil critique exhaustif et passionnant ; sans oublier divers discours ou lettres de Burke qui attestent que, jusqu'à sa mort en 1797, celui-ci n'a jamais cessé de ferrailler contre notre Révolution.

On se souvient de la thèse de Burke : les « droits de l'homme » n'existent pas ; il ne connaît que les « droits des Anglais ». On songe aussitôt à Joseph de Maistre, qui, lui non plus, n'avait jamais rencontré d'« hommes », mais des Italiens, des Russes et même, grâce à Montesquieu, des Persans. Ce ne sera pas la seule fois que le libéral conservateur anglais se retrouve sur la même ligne que le réactionnaire savoyard. Pas la seule fois qu'il inspirera tous les conservateurs avec son éloge chaleureux des « préjugés ».

Pour Burke, les libertés sont un héritage, un patrimoine hérité de ses ancêtres. De sa tradition et de son Histoire. Burke est le premier à prendre « la défense de l'Histoire contre le projet révolutionnaire de reconstruction consciente de l'ordre social », nous explique notre préfacier didactique. Cette querelle dure jusqu'à nous. Nous vivons encore sous l'emprise de ces révolutionnaires qui ne se lassent jamais de « faire table rase du passé », pour qui tout est artificiel, tout peut être construit par volonté et par contrat, même la nation, même la famille, jusqu'au choix de son sexe désormais.

Burke comprend tout de suite les potentialités tyranniques du nouveau quadrilatère sacré des concepts à majuscule : « Philosophie, Lumières, Liberté, Droits de l'Homme » ; et les violences de la Terreur qui s'annoncent, « conséquences nécessaires de ces triomphes des Droits de l'Homme, où se perd tout sentiment naturel du bien et du mal ». Burke tire le portrait, deux siècles avant, de nos élites bien-pensantes contemporaines qui n'ont que le mot « République » à la bouche, pour mieux effacer la France : « Chez eux, le patriotisme commence et finit avec le système politique qui s'accorde avec leur opinion du moment » ; et de ces laïcards qui réservent toute leur fureur iconoclaste au catholicisme, quel qu'en soit le prix à payer : « Le service de l'État n'était qu'un prétexte pour détruire l'Église. Et si, pour arriver à détruire l'Église, il fallait passer par la destruction du pays, on n'allait pas s'en faire un scrupule. Aussi l'a-t-on bel et bien détruit. »

Burke est le père spirituel de tous les penseurs antitotalitaires du XXe siècle, en ayant pressenti que les hommes abstraits des « droits de l'homme » désaffiliés, déracinés, arrachés à leur foi et à leur terre, hommes sans qualités chers à Musil, seraient une proie facile des machines totalitaires du XXe siècle.

Mais Burke, avec son œil d'aigle et sa prose élégante, est aussi passionnant par ses contradictions et ses limites. Burke parle d'abord aux Anglais de son temps. Il n'est pas un conservateur comme les autres. Il a pris le parti des « Insurgents » américains contre l'Empire britannique. C'est un libéral qui croit en une société des talents et des mérites. Mais il combat ses propres amis qui soutiennent les révolutionnaires français au nom d'une démocratisation des institutions anglaises. Burke se fait le chantre des inégalités sociales et rejette la conception rousseauiste de la participation des citoyens au pouvoir. Il n'est pas républicain ; il n'admet pas que la souveraineté nationale assure la liberté des citoyens. Il donne raison à Napoléon, qui écrira dans quelques années à Talleyrand : « La Constitution anglaise n'est qu'une charte de privilèges. C'est un plafond tout en noir, mais brodé d'or. »

Il décèle avec une rare finesse l'alliance subversive entre gens d'argent et gens de lettres, qui renversera en France l'aristocratie d'épée et l'Église. Burke a déjà deviné ce que Balzac décrira. Mais il faut, à la manière des marxistes d'antan, lui rendre la pareille : Burke est l'homme de l'aristocratie terrienne anglaise qui s'est lancée dans l'industrie au XVIIIe siècle et entend bien soumettre politiquement les classes populaires pour permettre les conditions de « l'accumulation capitaliste ». Il défend une authentique position de classe. Mais sa position de classe donnera la victoire à l'Angleterre dans la lutte pour la domination mondiale.

Burke est un conservateur libéral ; il accepte l'arbitrage suprême du marché ; il est proche d'Adam Smith et est le maître de Hayek. Mais comme tous les conservateurs, son éloge nostalgique de « l'âge de la chevalerie », de « l'esprit de noblesse et de religion », son émotion devant les charmes de Marie-Antoinette seront emportés comme fétu de paille par la férocité du marché, ce que Marx appelait « les eaux glacées du calcul égoïste ». Il ne veut pas voir ce que Schumpeter reconnaîtra : le capitalisme détruit « non seulement les arrières qui gênaient ses progrès, mais encore les arcs-boutants qui l'empêchaient de s'effondrer ».

Burke est anglais et sa réponse est anglaise. Mais la Révolution de 1789 est française. La monarchie anglaise n'a pas eu la même histoire que la monarchie française. Les libertés anciennes ont été détruites en France par la monarchie elle-même. D'abord pour émanciper le roi de l'Église et des féodaux, puis, pour arracher le pays aux guerres de Religion. La Glorious Revolution de 1688 s'est faite au nom de la religion protestante et de la défense des libertés aristocratiques.

Deux histoires, deux conceptions de la liberté. Mais Burke préfigure et annonce le sempiternel regret des libéraux français et de toutes nos élites depuis deux siècles : que la France ne soit pas l'Angleterre. Ce regret n'a jamais été consolé ni pardonné: après avoir tenté pendant deux siècles de corriger le peuple de ses défauts ; après s'être efforcées de l'angliciser, de l'américaniser, de le « protestantiser », les élites hexagonales ont fini par abandonner le peuple français à son indécrottable sort « franchouillard » et le jeter par-dessus bord de l'Histoire. Au nom de l'universalisme et des droits de l'homme. Burke avait eu raison de se méfier.  

Réflexions sur la révolution en France. Edmund Burke, Les Belles Lettres, 777 p., 17 €.

Eric Zemmour      

http://lafautearousseau.hautetfort.com/

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