Par Patrick Barrau
À la fin du Directoire, Sieyès, « homme sentencieux » selon Jacques Bainville, murmurait : « Il me faut une épée ! »
Il constatait par là le rôle essentiel que l’armée, qui constituait avec les révolutionnaires un véritable « parti de la guerre », jouait désormais dans la vie politique de « l’après Convention », d’abord comme bras armé de l’exécutif, puis comme acteur politique direct. Cela allait conduire, après le coup de force du 18 fructidor (4 septembre 1797) au coup d’Etat du 18 brumaire. La première de cette intervention se trouve dans la sanglante répression de la manifestation des sections royalistes parisiennes du 5 octobre 1795, qui n’est pas, comme on la présente généralement, un coup d’arrêt à une tentative de prise de pouvoir, mais bien la suppression à coup de canon d’une revendication démocratique et une véritable « école du coup d’Etat ».
Dans la « mélancolie des derniers jours de la Convention » qu’évoque Mathiez et dans le souci affirmé de « terminer la Révolution », la Constitution de l’an III fit l’objet de discussions vives entre le 23 juin et le 22 août 1795. Élaborée par une commission de onze membres, majoritairement modérés, elle confiait le pouvoir à un directoire de cinq membres et l’élaboration des lois à deux assemblées, le Conseil des Cinq-Cents et le Conseil des Anciens.
La rédaction du texte se fit dans un contexte économique difficile, marqué par la perte de valeur de l’assignat et la hausse du coût de la vie qui frappèrent les masses populaires et les petits propriétaires.
Lors des débats s’opposèrent le « parti de la guerre » représenté par les militaires affirmant la consubstantialité de l’armée avec la Révolution et le parti de la paix, royalistes et modérés, brocardés par les militaires comme étant « la Faction des anciennes limites », s’exprimant par la voix des sections parisiennes devenues royalistes. Beaucoup de Français aspiraient à l’ordre et à la paix et les concevaient sous la forme d’un retour à la royauté.
Craignant que les élections aux nouvelles assemblées n’amènent une majorité d’élus royalistes ou modérés, le député Baudin préconisa dans un premier projet de décret** que les deux tiers des membres des deux Conseils, soit 500 sur 750, soient réservés aux membres de l’ancienne Convention. Puis, face aux protestations des sections, il prescrivit dans un autre projet que les assemblées électorales commenceraient leurs opérations par l’élection des deux tiers au début du processus électoral qui devait se dérouler du 20 au 29 Vendémiaire (12 au 21 octobre 1795). Il justifiait cette mesure comme le moyen de garantir un ordre stable et de poser « une barrière contre l’esprit d’innovation ».
On peut pourtant s’étonner de voir des hommes habitués à gouverner de manière révolutionnaire vouloir gouverner constitutionnellement et constater qu’un régime qui se méfiait du peuple qu’il venait de proclamer « souverain » allait lui imposer ses propres choix.
On peut aussi, avec Mona Ozouf, être surpris de voir « des constituants être constitués et des mandataires être mandatés ». Il y a une différence profonde entre permettre la rééligibilité et l’imposer sans donner au peuple la possibilité de se prononcer. C’est au nom du « salut public » qu’est justifiée cette atteinte au libre choix des citoyens. Mais peut-être s’agissait-il surtout pour eux, selon la formule de Taine, de « rester en place pour rester en vie ».
Le premier décret fut adopté avec la Constitution du 5 Fructidor (22 août). Le second fut adopté le 13 Fructidor (30 août). Ces textes témoignent de la désinvolture avec laquelle on traitait le droit d’élire et la souveraineté nationale, portant ainsi la responsabilité du développement d’un courant antiparlementaire. Le 28 Fructidor (6 septembre) les assemblées primaires se déterminèrent au suffrage universel, sans condition de cens, sur la Constitution et les deux décrets. La ratification des deux textes fut plus difficile que celle de la Constitution. Avec un taux d’abstention de 95%, les textes furent rejetés par 19 départements et par 47 sections parisiennes sur 48. Les royalistes, qui espéraient rétablir la monarchie par des voies légales, s’insurgèrent contre ce déni de démocratie et appelèrent à l’insurrection pour forcer la Convention à révoquer ces décrets avant les élections.
Le soir du 11 vendémiaire (3 octobre) sept sections se déclarèrent en insurrection. Le 13, la Convention, inquiète du mouvement populaire, chargea Barras du commandement des troupes de Paris. Celui-ci proposa à Bonaparte, qu’il avait connu lors du siège de Toulon, d’être son adjoint. Après réflexion Bonaparte accepta en déclarant à Barras : « Si je tire l’épée, elle ne rentrera dans le fourreau que quand l’ordre sera rétabli ». Celui-ci ordonna à Murat de récupérer 40 canons au camp des Sablons qui furent placés au petit jour aux extrémités des rues menant aux Tuileries où siégeait la Convention, en particulier à l’angle de la rue Saint Roch et de la rue Saint Honoré ainsi qu’au couvent des Feuillants pour couvrir la rue Saint Honoré. Les sectionnaires, auxquels s’étaient joints des gardes nationaux, soit 25 000 hommes s’organisèrent en deux colonnes, l’une partant de l’église Saint Roch, l’autre partant du Pont Neuf. À 15 heures les sectionnaires encerclèrent la Convention. À 16 heures 30 Bonaparte commanda aux canonniers de tirer des plombs de mitraille. La canonnade dura trois quarts d’heure et l’on releva près de 300 morts sur les marches de l’église Saint Roch. Ce massacre, qui valut à Bonaparte le surnom de « Général Vendémiaire », constitue la première illustration de la survie problématique d’un régime suspendu à l’intervention militaire.
L’armée intervint une nouvelle fois le 18 Fructidor an V (4 septembre 1797) lors des élections suivantes qui amenèrent à nouveau une majorité d’élus royalistes à l’initiative de trois directeurs dont Barras. Les militaires dirigés par Augereau, fidèle lieutenant de Bonaparte, occupèrent Paris. Il y eut de nombreuses arrestations, y compris celle des deux directeurs hostiles à l’intervention militaire et les élections furent annulées dans quarante-neuf départements. À nouveau la République était sauvée au détriment de la légalité. Le rôle de l’armée allait s’affirmer après ces deux interventions jusqu’au 18 Brumaire et à la prise du pouvoir par Bonaparte – qui allait poursuivre la guerre révolutionnaire pour les « frontières naturelles ».
Le 1er juillet 1791, s’adressant aux « Républicains » devant le club des Jacobins, Choderlos de Laclos eut cette phrase prémonitoire : « Je leur demanderai si nous n’aurons pas des empereurs nommés par des soldats. »
Les 300 martyrs royalistes de Saint Roch témoignent donc du combat pour la défense de la démocratie et de la souveraineté nationale face à un pouvoir méprisant la légalité et les droits d’un peuple en s’appuyant sur la force.
* Historien du Droit, ancien directeur de l’institut régional du travail.
** Selon Mona Ozouf, l’appellation « décret » serait inadéquate : « Les deux lois […] improprement baptisées décrets des deux-tiers […].» Mona Ozouf, 1996, « Les décrets des deux-tiers ou les leçons de l’histoire » in 1795 pour une République sans Révolution, Rennes, PUR.
Cet article est paru dans Royaliste, bimensuel de la Nouvelle Action Royaliste, numéro 1150 (10 septembre - 23 septembre 2018). La Nouvelle Action Royaliste rappelle en préambule que les royalistes d'alors préparaient le retour légal à la monarchie royale et que c’est la décision de réserver les deux-tiers des sièges aux anciens conventionnels dans les Conseils des Anciens et des Cinq-Cents pour éviter l’élection d’une majorité de royalistes qui poussa les sections parisiennes à l’insurrection. Il est indiqué que c'est ce mouvement populaire et démocratique que la Nouvelle Action royaliste va commémorer, le 6 octobre, devant l’église Saint-Roch.