Les conservateurs l’ont emporté au Royaume-Uni : le Brexit aura lieu. C’est une bonne nouvelle car le Brexit apporte un démenti au pseudo-sens de l’Histoire. De cette Histoire qui, comme l’affirment les partisans d’une intégration toujours plus poussée, va devenir européenne. Car, paraît-il, l’Histoire a un sens. Elle se développerait même selon un rythme d’accumulation et de progrès. Au sein de ce processus, l’Europe succéderait aux nations comme les mammifères succédèrent aux reptiles et les reptiles aux amphibiens. Un mouvement que l’on ne soupçonnait pas nous conduit progressivement mais immanquablement vers l’astre père : l’Union européenne.
Le futur est déjà inscrit dans l’œuf ; or, les dirigeants et les experts européens savent ce qu’il y a dans l’œuf. D’où cette idée que le progrès est l’affaire exclusive des eurocrates. À quoi bon organiser des référendums ou en respecter le résultat puisque, de toute façon, la voie est déjà tracée ?
C’est une des caractéristiques du projet libéral européen que l’existence d’une élite qui sait ce qu’il faut faire, gère le temps du changement, brise les résistances, toujours avec en tête des lendemains qui chantent. L’européisme a toujours bonne conscience parce qu’il détruit au non du sens de l’Histoire. À vrai dire, même si l’élite s’attribue un rôle de guide au nom de la connaissance des fins divines, sa marge de manœuvre est assez faible puisqu’il ne faut pas contrarier la marche de l’Histoire. La seule chose qu’elle puisse faire est d’accélérer les adaptations afin de dégager la route.
De toute façon, le coup est parti, il est impossible de le rattraper. Le coup parti, c’est la revendication d’une sorte d’immunité temporelle dont bénéficieraient les promoteurs du projet européen ; d’un droit à en poursuivre la réalisation quoi qu’il arrive, hors d’atteinte de toute intervention des populations concernées. EDF, lors de l’installation des lignes à haute tension, ainsi que les sociétés de construction d’autoroutes, sont passées maîtres dans la technique du coup parti. Un pylône planté dans un champ, un mètre carré de goudron déposé, et il n’est plus possible d’arrêter la course ou de prendre une autre direction.
L’invention de ce temps linéaire, dont on nous affirme qu’il se dirige immanquablement vers le progrès, avec ses enchaînements mécaniques, ses succès assurés, ne tient pas compte de l’infinie diversité de la nature humaine. Henri-Irénée Marrou écrivait ainsi que « l’homme est dans l’Histoire. L’homme est un être historique, mais l’homme est une histoire, et cette histoire est libre parce qu’elle n’est pas écrite d’avance – imprévisible comme l’homme lui-même. ». L’homme n’est pas réductible à un comportement uniforme au service d’une Histoire et d’une économie uniforme. Comment en serait-il autrement, alors que l’homme lui-même ignore le plus souvent les mobiles de ses propres actes.
« L’homme n’est pas seulement dans l’histoire, mais il porte en lui l’histoire qu’il explore », écrivait Raymond Aron dans sa thèse au sous-titre évocateur : Essai sur les limites de l’objectivité historique. Chaque homme est à l’origine d’une interprétation de l’Histoire qui est liée aussi à la finalité qu’il donne à cette Histoire. La réalité historique, parce qu’elle est humaine, est équivoque.
Voilà ce que le Brexit nous rappellera. Parmi les éléments clefs du dogme européen figurait le sens de l’Histoire. Les Britanniques l’ont ébranlé, ils l’ont peut-être même achevé : un référendum peut défier le sens de l’Histoire et apporter la preuve que l’Europe n’est pas irréversible.