A qui va profiter la crise sociale actuelle ? Syndicats et gouvernement se font face et s’affrontent sans que l’on sache très bien, au jour d’aujourd’hui, qui va l’emporter et quelles en seront les conséquences sur l’épineux dossier des retraites, au moment où les institutions européennes insistent pour que la République française « poursuive les réformes », toujours au nom de la lutte contre les déficits. Ce qui est certain, c’est que la grève a déjà débordé de son lit originel, les cheminots et les conducteurs du métro, pour entraîner avec eux les professeurs, apparemment fort mobilisés si l’on en croit les chiffres des écoles fermées et des lycées perturbés le jeudi 5 décembre.
Il est vrai que les propos plutôt confus et peu étayés du ministre de l’Education Nationale ont ajouté au trouble des enseignants, déjà très sollicités par la mise en place de la réforme du baccalauréat et de l’organisation des études au lycée, mais peu récompensés concrètement de leurs efforts, ce qui entretient une certaine amertume et légitime la défiance à l’égard du ministère. La grande maladresse du ministre est de promettre des augmentations salariales que le gouvernement a déjà refusé par avance en maintenant (et cela depuis 2011) le gel du point d’indice (sauf en l’année électorale 2016-2017), et d’oser ajouter que celles-ci devraient pouvoir compenser la perte financière induite par la réforme des retraites, ce qui ne serait possible que si les salaires actuels étaient quasiment doublés : c’est vraiment prendre les professeurs (même ceux qui ne savent pas aussi bien compter que leurs collègues mathématiciens) pour des imbéciles !
C’est ce genre de promesses intenables et cette mauvaise foi évidente de la part du gouvernement qui le fragilisent aux yeux de nos concitoyens. Mais il faut compter aussi sur l’inquiétude des salariés à l’évocation du passage annoncé d’une retraite par répartition à une retraite par points qui, dans l’esprit de l’actuel gouvernement, préfigure une privatisation croissante du système des retraites, privatisation dont on sait les conséquences qu’elle peut entraîner en cas de crise boursière, comme la ruine de nombre de retraités des classes moyennes aux Etats-Unis après la crise de 2008 et l’éclatement des bulles financières et immobilières. Non pas que la retraite par points soit forcément une mauvaise chose, mais c’est la manière dont le gouvernement et les classes dirigeantes entendent s’en servir pour diminuer la valeur des pensions de retraites, comme le souhaitait l’ancien premier ministre François Fillon, qui décrédibilise cette formule.
Cela signifie-t-il que rien ne doit bouger dans le système actuel des retraites, qui se révèle parfois fort injuste pour les femmes, entre autres ? Non, mais changer les choses ne veut pas dire les empirer ou les « rentabiliser sans modération ». Comme le rappelle justement Bertrand Renouvin dans son dernier éditorial de Royaliste (2 décembre 2019), il est nécessaire de maintenir fermement le « principe de solidarité entre tous les Français, qui est assuré par le système de la répartition », ainsi que les principes de « la cotisation sociale comme salaire différé qui est restitué sous forme d’allocations chômage, d’allocations familiales, de financement des dépenses de santé et de retraite », « de la gestion paritaire par les organisations syndicales et patronales », gestion qui peut être favorisée et améliorée par une nouvelle organisation corporative actualisée des professions et des entreprises en France, organisation « garantie par l’Etat » mais sans lui être soumis (pour éviter le piège de l’étatisme et de la déresponsabilisation des professionnels), une organisation qu’il paraît nécessaire de penser et de préparer pour l’avenir, dans le sens de la nécessaire justice sociale.
Car c’est bien la justice sociale qui doit être la boussole de toute réforme des retraites : non qu’il faille négliger la question financière, évidemment importante, mais elle ne doit pas être le paravent des injustices et l’alibi des classes dirigeantes. Là encore, c’est par le moyen du politique que l’on pourra surmonter les difficultés financières qui sont aussi, il ne faut pas le méconnaître, la conséquence d’une dégradation de la puissance publique incapable, visiblement, de s’imposer aux féodalités économiques et financières qui, telles les grandes multinationales des nouvelles technologies, abusent de leur situation et, parfois, de leur impunité fiscale dans nos pays. « Faîtes-moi de bonne politique, je vous ferai de bonnes finances », affirmait le baron Louis sous la Restauration : la formule reste d’actualité ! Mais la question des institutions qui permettraient cette « bonne politique », elle, mérite aussi d’être posée…
Jean-Philippe Chauvin