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La science, l'idéologie et la désinformation

Chacun sait que de tout temps l'histoire est écrite par les vainqueurs, et qu'elle fournit aux prétentions de leurs héritiers la meilleure des justifications. On comprend aisément pourquoi l'histoire contemporaine et le récit des événements en cours, qui ne relève encore que des journalistes ou plutôt de leurs employeurs, et de ceux qui les financent) sont soumis aux intérêts dominants et à l'idéologie qui les couvre. Il est bien connu également que la situation présente peut donner une signification nouvelle à certains faits du passé.

Science et idéologie

On sait moins en revanche que des recherches dont l'enjeu n'est pas évident sont elles aussi soumises à l'idéologie dominante, sans que nul, au départ, ne manipule consciemment les chercheurs. Cette harmonie préétablie entre la recherche et l'idéologie prépare le terrain aux futurs manipulateurs, mais, en elle-même, c'est une réalité qu'il serait vain de nier. J'en prendrais des exemples dans les sciences humaines et plus particulièrement

dans les études indo-européennes. Les exemples qui suivent ont pour but de montrer que la main invisible de l'idéologie dominante peut tout aussi bien mener la science à la découverte que l'en détourner, ou en occulter les acquis.

D'où vient l'idée d'une langue mère " indo-européenne " ?

On admet communément que l'hypothèse indo-européenne est issue de la découverte de la parenté du sanscrit ou vieil-indien avec plusieurs langues d'Europe, annoncée par un discours de l'Anglais William Jones à l'Académie de Calcutta en 1786. Deux raisons montrent que ce n'est pas entièrement vrai. Sans recourir au sanscrit, le Danois Rask, à partir du latin, du grec, des langues germaniques, baltiques et slaves, est parvenu aux mêmes conclusions que l'allemand Bopp, qui utilisait principalement le sanscrit, et indépendamment de lui. D'autre part, cette parenté avait été établie vingt ans plus tôt par le jésuite français Coeurdoux. Ces observations avaient été relayées par une "théorie scythique" posant une parenté originelle entre les langues et les peuples d'Europe dont elle situait le berceau originel dans le sud de la Russie, sur un territoire occupé par le peuple iranien des Scythes au cours du premier millénaire avant notre ère. Or cette conception, qui préfigurait, du point de vue géographique, celle d'Otto Schrader, reprise et développée par Marija Gimbutas, se heurtait à une idée reçue celle d'une filiation hébraïque des langues, des cultures et même des peuples de l'Europe chrétienne. Ainsi le latin, dont on savait qu'il était à l'origine des langues romanes, était censé issu du grec, et le grec de l'hébreu une conception qui s'est prolongée jusqu'au XIXe siècle. Mais à la fin du XVIIIe siècle, deux mouvements concomitants, bien qu'opposés, ébranlent cette certitude et l'édifice idéologique sur lequel elle se fonde l'idéologie des Lumières et le Romantisme allemand. Si le premier, fondamentalement universaliste, n'intervient que de façon négative en contestant les idées reçues, le second adopte avec enthousiasme une idée qui mène directement, à travers les langues, à la découverte des véritables racines culturelles et ethniques des peuples d'Europe, longtemps occultées. On voit par là que les faits n'ont guère de poids par eux-mêmes vis-à-vis de l'opinion seuls sont pris en compte les faits conformes aux idées reçues, ou ceux qui répondent à une attente.

Peut-on rejeter l'hypothèse indo-européenne ?

Après plus d'un siècle, l'hypothèse indo-européenne, confirmée par de nouvelles découvertes et par son application concluante à des matériaux nouveaux, avec le déchiffrement des textes tokhariens et des textes hittites, pouvait passer pour établie. Elle fut remise en question de façon inattendue en 1936 par le célèbre linguiste N.S.Trubetzkoy dans son étude intitulée Gedanken ùber das Indogermanenprobîem [Réflexions sur le problème indo-européen]. A ses yeux, la notion d'indo-européen a l'inconvénient majeur de suggérer l'existence d'un "peuple indo-européen" tout comme le latin était parlé initialement par le "peuple romain" Peu importent les parallèles, peu importe que dans le monde entier les peuples tentent de retrouver leur passé par ces mêmes méthodes, et souvent dans des conditions bien moins favorables cette démarche est interdite aux peuples d'Europe. Ceux-ci doivent admettre qu'ils sont issus de métis parlant des sabirs. On sait que l'idée a fait son chemin chez les idéologues et les faiseurs d'opinion, voire chez les politiciens sous influence.

Le type physique des Indo-Européens

La question de la race est la plus sensible. Voici comment, en l'espace de peu d'années, l'évidence antérieure est devenue un insondable mystère pour Georges Dumézil. En 1941 dans l'introduction de Jupiter, Mars, Quirinus (Paris, Gallimard), il écrivait, p. 12 et suiv. "Bien entendu, la question a d'autres aspects que l'aspect linguistique. Un aspect ethnique d'abord, que, depuis un siècle également, étudient par leurs méthodes propres les diverses écoles d'anthropologie. Rappelons le résultat le plus général des recherches les Indo-Européens appartenaient à la race blanche et comptaient des représentants des trois principaux types d'hommes alors fixés en Europe, avec prédominance marquée du nordique." Voici ce qu'il écrit sur ce même sujet en 1949 dans le premier chapitre de L'Héritage indo-européen à Rome (Paris, Gallimard) : "Je parle des langues, car, quant aux sangs, que pourrait-on dire ? Lorsque ces groupes se mettent en mouvement et que cette préhistoire, si proche de notre histoire, s'accomplit, l'espèce humaine et ses variétés européennes sont vieilles de beaucoup de dizaines de siècles, de multiples migrations ont déjà mélangé les familles, croisé les hérédités, c'est-à-dire les pigments, les tailles, les talents et les tares." Ce revirement se passe de commentaire.

Ces différents exemples montrent comment une idéologie dominante peut retarder une découverte en opposant son modèle aux faits observables (la filiation hébraïque des langues et des cultures de la Chrétienté), ou au contraire la susciter et la promouvoir (les liens de l'hypothèse indo-européenne au romantisme allemand), comment elle peut en occulter les conséquences quand elles ne lui conviennent pas. Répression discrète et légère les hommes de science, volontiers frondeurs, deviennent vite dociles quand elle s'exerce. Il est bien de façons de les tenir en laisse.

Tels sont les rapports habituels de la recherche à l'idéologie dominante une sorte d'harmonie préétablie pour les plus dociles, qui sont aussi les plus nombreux répression qui fait rentrer dans le rang les frondeurs, et les dissuade de rejoindre le camp des rebelles. Tout cela s'opère sans scandale et sans bruit la recherche soumise peut être de bonne qualité, dans les limites qui lui sont imposées.

La science et la désinformation

La désinformation scientifique représente une situation beaucoup plus simple ici, l'idéologie agit à visage découvert, violant ouvertement les principes de la science, rejetant les acquis, niant les évidences la biologie soviétique à l'époque de Lyssenko. J'en prendrai deux exemples qui ne nous éloignent pas du monde indo-européen celui de Black Athena et celui de la théorie de la "non-invasion" (de l'autochthonie) des Indo-aryens.

Le cas de Martin Bernai, auteur de Black Athena " les racines afro-asiatiques de la civilisation classique" est caractéristique et caricatural. Loin de dissimuler, comme les chercheurs tenus en laissent qui cachent la trace du collier, il proclame haut et fort les raisons qui l'ont conduit à passer de la Chine contemporaine, dont il était un spécialiste réputé, aux origines de la Grèce. C'est alors qu'il s'intéresse à ses racines juives, apprend l'hébreu et le grec, ce qui le conduit à se convaincre qu'à côté de la part héritée du vocabulaire grec, qu'il estime à 50%, un quart vient du sémitique, un quart de l'égyptien. Il découvre aussi que l'histoire grecque, telle qu'on l'enseigne aujourd'hui, ne remonte pas aux Grecs, mais aux savant occidentaux des années 1840-1850. Il précise "l'antisémitisme avait profondément marqué la représentation des Phéniciens dans l'historiographie je n'eus aucun mal à faire le lien entre le rejet de l'Egypte et l'explosion du racisme en Europe du nord au XIXe siècle. Il me fallut beaucoup plus de temps pour démêler les rapports avec le romantisme et les tensions entre religion égyptienne et Christianisme." Il propose donc de substituer à l'histoire grecque telle qu'on l'enseigne aujourd'hui ce qu'il nomme le "Modèle ancien", celui qui remonte aux Grecs. Il est pour le moins curieux de devoir rappeler à un marxiste que le travail de l'historien ne consiste pas à suivre des historiens indigènes, mais à en faire une lecture critique, étayée par les acquis de la science actuelle.

Il n'est pas dans mon propos de reprendre ici, ni même de résumer, la réfutation de ce travail qui a été faite par divers spécialistes des domaines concernés. Rappelons seulement que s'il est un domaine où la notion de tradition indo-européenne est incontestable, c'est bien la Grèce, à en juger par la place que tiennent les données grecques dans la reconstruction du formulaire traditionnel indo-européen.

Comme l'a rappelé Bernard Lugan, L’Afrique réelle, 31-32, printemps-été 2001 Black Athena est "une imposture scientifique "issue de l'afro-centrisme" doctrine "politiquement correcte" née aux USA parallèlement au développement du mouvement des droits civiques. Inspirée des travaux du Sénégalais Cheikh Anta Diop, elle postule que les Noirs ont tout inventé. Le premier homme était d'ailleurs un Noir et l'ancienne Egypte était « n… ». Or, toutes les inventions primordiales ont été faites par les Egyptiens, donc par des Noirs. C'est pourquoi la civilisation égyptienne fut à l'origine de toutes les évolutions intellectuelles qui se firent dans le bassin méditerranéen et notamment en Grèce."

Ce n'est pas d'hier qu'un peuple accuse un autre peuple dont il a reçu beaucoup de l'avoir pillé précédemment.

Quand la vérité est en jeu, il faut faire abstraction de ses sympathies. L'erreur ne devient pas vérité quand elle est émise par des amis, et pour la bonne cause. Je ne sais s'il est politique de répondre à une sottise par une chimère mais au regard de la science, ce n'est pas acceptable.

Jean Haudry  Réfléchir&Agir N°14 PRINTEMPS 2003

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