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Une philosophie anti moderne : Ce qu'est l’« écologie profonde »

L'écologie profonde fait peur. Elle est suspectée de chercher à en finir une bonne fois pour toutes avec la pollution en supprimant l'espèce déviante des pollueurs. Ce n'est pas le cas.

Le philosophe norvégien Arne Naess (1912) est l'introducteur, dans les années 1980, de la notion d'« écologie profonde ». Pour Naess, le terme « profond » doit qualifier une écologie conséquente, qui aborde le fond des problèmes : l'homme. Il remarque que jusqu'à présent, le rapport à la nature a toujours été pensé à partir des intérêts de l'espèce humaine : c'est l’anthopocentrisrne. Dans ce cadre, l’écologie, par la protection des espèces et des ressources naturelles, a pour seule finalité la survie des sociétés humaines. Pour Naess, il faut rompre avec ce paradigme pour penser la terre comme une communauté d'intérêts égaux. Pour illustrer sa pensée, il cite l'exemple d'une tempête qui avait déraciné les arbres d'une forêt autour d'Oslo, encombrant les sentiers. L'approche anthropocentriste consistait à enlever tous les arbres chutes pour nettoyer la forêt Au contraire, l'écologie profonde suggère de n'enlever que les arbres qui font obstacle aux randonnées et laisser le reste pour favoriser les espèces animales et végétales(1) Nulle négation des intérêts humains, explique Naess, il faut simplement les relativiser.

L'écologie profonde est une « écosophie », c'est-à-dire une sagesse (sophia) de la maison (oikos), la planète Terre. Naess la résume en une suite de propositions. Tout d'abord, considérer que toute vie sur terre, humaine ou non, a une valeur intrinsèque irréductible à son intérêt pour l'homme, la richesse de la vie sous toutes ses formes est donc à défendre et à maintenir. L'homme ne peut y porter atteinte sauf nécessité vitale. Par conséquent, il faut limiter ses interventions dans la nature et conserver des zones sauvages qui échappent à son emprise.

Une « sagesse de la maison » Terre

La réduction des populations humaines est raisonnablement envisageable à cette fin mais elle restera insuffisante : la cohabitation harmonieuse de l'homme avec la nature ne se fera pas sans révolution technique et surtout idéologique. Il faut rompre avec le capitalisme qui érige en valeur absolue de qualité de vie une accumulation matérielle de richesses. Naess renoue là avec une philosophie de la vie qu'ont pu partager avant lui Henry Thoreau, Aldo Léopoki ou Robert Hainard.

Pour en revenir aux critiques, force est de constater que l'écologie profonde n'a rien d'un antihumanisme. Naess est loin des humanistes qui opposent la nature et la culture. Son écosophie rompt totalement avec ce paradigme puisqu'elle tente de penser la relation intime de l'homme avec la nature. Il s'agit d'une troisième voie : une éthique de l'interdépendance. Elle tente de suivre l’invitation de l'écologiste américain Aldo Leopold à « penser comme une montagne ». C’est-à-dire de rompre avec individualisme de l'espèce humaine pour penser la communauté du vivant. Ce caractère holiste de l'écosophie est accusé de renouer avec des poncifs gauchistes.

D'un autre côté, le philosophe Dominique Bourg(2) reproche à Naess la tentation réactionnaire d'ériger la nature en modèle de société. Il y a là un contresens manifeste car le philosophe suédois n'a jamais sombré dans un tel travers. Au contraire, il n'a eu de cesse de dénoncer l'écologisme, c'est-à-dire la prétention à taire de l'écologie la science ultime. Pour lui, l'écosophie est uniquement utile pour résoudre certaines questions techniques et guider le développement des sociétés, mais elle n'est pas une politique.

Bourg reproche aussi à Naess « la naturalisation de l'éthique », c'est-à-dire la dénégation de la supériorité de la culture sur la nature. C’est là qu'est la vraie discorde. L'écologie proforxie s'inspire des peuples indiens qui disent appartenir à la terre et non l'inverse. Il ne s'agit donc pas pour Naess de dénier la culture au nom de la nature, mais de dénoncer les effets destructeurs de la seule culture moderne.

À bien des titres, Naess est un traditionaliste. Alors que dans cadre traditionnel, toute la création trouvait sa cohérence dans une cause qui lui est extérieure par une théologie et une téléologie, en Occident l'affirmation du sujet individuel comme seul absolu va désarticuler l'univers. Le cosmos que l'homme habitait en connivence avec son environnement, est devenu, comme l'évoque Martin Heidegger, un stock de matière première que la technique a pour tache « d'arraisonner ». En conséquence pour Marx, il ne s'agit plus « d’interpréter le monde… il s'agit de le transformer ». La modernité occidentale va exploiter la nature au profit de cette volonté de puissance.

Les utopies généreuses de l'humanisme des Lumières ont cautionné et stimulé cette récréation de l'homme par l’homme. C’est pourquoi l'écologie profonde fait peur à nos démocrates kantiens : elle sonne la fin de leur époque. Le retour au réel, au violent. L'utopie progressiste balayée. Si la pensée de Naess parait réactionnaire, c'est parce qu'elle renoue avec le réel par une méthode empirique ; si la pensée de Naess paraît gauchisante, c'est parce qu'elle déchire l'illusion de l’autonomie individuelle par une éthique de l'interdépendance. Par delà gauche et droite, l'écologie profonde est surtout une authentique philosophie antimoderne.

Didier Lemaire Le Choc du Mois Décembre 2007

A lire : Arne Naess, Ecology, community and lifestyle, Cambridge University Press, 1989.

1) Ce choix a été effectué en Guadeloupe après les ravages du cyclone qui a ravagé une partie de île en août 2007.

2) Dominique Bourg, Les Scénarios de l'écologie, Hachette, 1996.

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