Julien Freund, à l'heure où la pensée politique s'éteint dans un consensus mortifère, est l'un des derniers sages à l'ombre desquels il est bon d'apprendre. La sortie récente de son dernier essai, Philosophie philosophique (1), est l'occasion de mieux cerner une présence essentielle dans la philosophie politique contemporaine.
Né en 1921, ancien résistant, politologue et philosophe, Julien Freund a dirigé l'Institut de polémologie de l'Université de Strasbourg. Mais, au-delà des titres officiels, il en est un que l'auteur de L'Essence du Politique (2) mérite à part entière celui de maître à penser pour une génération qui ne se résout pas à vivre l'éclipsé du politique.
Volontiers présenté comme le disciple de Carl Schmitt, Julien Freund est aujourd'hui bien plus que cela. En effet, par delà son éclairante relecture schmittiène, Freund a su faire prévaloir sa propre approche du politique et de la morale. Les problèmes politiques sont les problèmes de tous et de chacun or, par essence même, les problèmes de tous et de chacun sont aussi des problèmes politiques. Au-delà du truisme, ce constat introductif à l'œuvre de Freund rappelle, s'il en était besoin, que la politique relève de l'anthropologie collective.
Qu'est-ce donc que la politique ? Le royaume des bons sentiments ? Certainement pas ! Celui du droit ? Pas davantage. Le domaine de la force ? Il se peut bien... Celui de l'habileté et de la ruse ? Peut-être aussi... On l'aura compris, dans le prolongement de Bodin, Hobbes, Machiavel ou Weber (3) Freund n'idéalise pas les comportements sociaux, il les appréhende tels qu'ils sont pour lui, le critère du politique réside dans la distinction opérée entre l'ami et l'ennemi. N'en déplaise aux naïfs ou aux utopistes, on fait toujours de la politique contre quelqu'un ou quelque chose, un homme, une classe sociale, une religion, une nation. Pourquoi donc ? Tout simplement comme le rappelait Julien Freund à l'occasion d'une conférence donnée à Aix-en-Provence en 1986, parce que tout le monde n'a pas la même idée de l'ordre social : l'ennemi surgit avec la vision du politique. Il est d'ailleurs piquant de constater que ceux qui refusent cette évidence (avec quelle violence !) et prétendent soumettre le politique à la morale, vérifient son bien-fondé par leur attitude même, en présentant leurs ennemis comme des criminels. Parfois, le regard implacable du théoricien du politique nous lance de ces avertissements qui prennent tout leur sens au cœur de l'actualité la plus triviale. Ainsi, dans L'Essence du Politique, Freund s'est insurgé contre cette déviance contemporaine qui tend à faire de la politique un domaine de connaissance quand elle se doit d'être Action. « Celui qui n'envisage, écrit-il, la relation du moyen à la fin en politique que sous l'angle moral se condamne à l'inaction et par conséquent à l'impuissance. » Comment ne pas voir là le danger immédiat qui guette les sphères de pouvoir de nos sociétés, malades d'un moralisme incapacitant ? Avec Kant, la morale est devenue une affaire d'idée et non plus d'actes affranchie de l'expérience, répondant à de grands principes abstraits, elle s'est réfugiée dans un a priori éthéré de pureté immaculée le moralisme est une dénaturation de la morale ! Or, par-delà le problème moral, le politique doit pouvoir se doter de moyens spécifiques : « Il est impossible, écrit Julien Freund, d'exprimer une volonté réellement politique si, d'avance, on renonce à utiliser les moyens normaux de la politique, à savoir la puissance, la contrainte et, dans les cas exceptionnels, la violence... Agir politiquement, c'est exercer l'autorité, manifester la puissance. » À l'instar de Sorel, Freund plaide tout au long de son œuvre pour une action politique qui ne renonce pas à son plein exercice. On mesure l'importance de la remarque dans une société où le politique s'efface du fait de l'incapacité des gouvernants à apprécier « l'exceptionnel », voire à répondre à l'inflation de la violence et des conflits intranationaux : « On voyait dans l'économie, écrit Freund, le facteur fondamental de la paix grâce à l'abondance, comme elle avait été autrefois le facteur de la guerre sous le régime de la rareté. Or, nous constatons de nos jours que, loin de décroître, le volume de la violence et des conflits ne cesse de s'amplifier, au point que la société industrielle - société de rupture et de déracinement - apparaît comme une société éminemment conflictuelle » (4), Les récentes flambées de violence qui ont embrasé les banlieues de nos grandes métropoles ainsi que l'apparition d'une délinquance tribale témoignent, s'il en est besoin, de l'actualité de ce sombre constat.
Tout au long de son œuvre, Julien Freund a plaidé pour une effective prise en compte de l'autonomie du politique ; avec Philosophie philosophique (1), en revenant à ses premières amours intellectuelles, il s'insurge contre le réductionnisme qui frappe les sciences humaines et sociales. De fait, l'intelligentsia utopiste est coupable depuis plusieurs décennies d'avoir réduit la politique à l'économie, la technique à la science, le droit à la morale ou encore la politique à la morale. « Le désordre dans les idées, résume-t-il, se rencontre partout et en tout temps, mais la confusion des idées, élevée au rang de génialité suprême, est une marque caractéristique de notre époque. Quand tout devient de l'art, il n'y a plus d'art quand tout devient philosophie, il n'y a plus de philosophie. »
Ainsi, Freund est un contempteur de l'artifice qui favorise le confort et non la réflexion, bien sûr, mais avant tout un analyste d'une société décadente : la nôtre.
Damien Bariller Le Choc du mois Décembre 1990 N° 35
(1) Julien Freund, Philosophie philosophique, La Découverte, 1990.
(2) Julien Freund, l’Essence du Politique, Sirey, rééd. 1986.
(3) Julien Freund, Essai sur Max Weber, Droz, 1990.