Un ministère de la Culture, ça ne devrait exister qu'en URSS ! Cette réflexion de bon sens est celle de Marc Fumaroli, professeur au Collège de France, dans un livre où il règle son compte à cette plaie spécifiquement française : la culture d'Etat, inaugurée par Malraux et érigée par Jack Lang et François Mitterrand en arme de gouvernement.
En 1959, André Malraux dévient le premier ministre des Affaires culturelles, un lot de consolation que lui accorde le général de Gaulle. La France aura bientôt perdu son empire, mais, qu'on se rassure, Malraux va lui rendre son prestige. De quoi s'agit-il ? Tout simplement d'élever « les cathédrales du XX' siècle » les maisons de la culture. Bref, les Français apprennent avec stupeur qu'ils sont culturellement sous-développés. On va donc démocratiser la culture, grâce à l'agitation vibrionnaire d'un homme qui se prend pour un artiste après s'être pris pour un aventurier, et avec le concours de la puissance rénovée de l'Etat.
Le terrain était préparé depuis longtemps. L'utopie égalitaire vient de loin. La Libération lui donne un nouveau souffle, sous la forme d'un terrorisme intellectuel animé par le PCF dont nous n'avons pas fini de supporter les conséquences. Mais c'est grâce à la Ve République, sous les gouvernements gestionnaires de la droite la plus bête du monde qu'est officiellement remis à la gauche le pouvoir culturel, autant dire le contrôle des esprits. Le pouvoir politique est tombé comme un fruit mûr, très logiquement, en 1981. François Mitterrand l'a bien compris. La culture sera la grande affaire de sa présidence.
Tout est culturel, pour l'histrion Jack Lang. Il n'y a plus ni hiérarchie, ni même distinction : les rappers de banlieue, c'est aussi bien que Wagner les tags dans le métro égalent Rembrandt. Dans le jargon sociologico-publicitaire des bureaucrates de la rue de Valois, on parle de « pratiques culturelles » le tourisme, les loisirs, la télévision, la presse en font partie d'office, comme tout ce qui est consommable et mesurable. Personne ne doit échapper à cette comptabilité de boutiquiers, qui réduit les choses de l'esprit à des quantités et au fric. La qualité d'une exposition ou d'un film se mesure désormais au nombre d'entrées réalisées, et à son coût. Les goûts du public sont orientés par des fonctionnaires vers les spectacles subventionnés.
Aujourd'hui, la culture appartient à l'Etat. C'est une chose trop sérieuse, comme la liberté, pour être abandonnée au citoyen. Elle n'est plus la cultura animi des Anciens, destinée à élever les âmes. Ce n'est que le cache-sexe d'une propagande démagogique. L'exemple des concerts de SOS-racisme (innovation mitterrandienne) retransmis sur une chaîne de télévision d'Etat ou celui du contrat d'Eurodisneysland suffit à démontrer que l'objectif recherché est de fabriquer des robots ahuris par le culte de la nouveauté, incapables de juger par eux-mêmes, dociles.
M. Fumaroli doit être remercié pour son analyse critique de l'Etat culturel. Animé d'une saine colère contre cette monstruosité totalitaire bien de chez nous, qui réussit le tour de force de réunir à la fois les tares des systèmes soviétique et américain, il la décrit dans ses détails avec beaucoup de pertinence et un bonheur d'expression certain. Malheureusement, le livre ne se limite pas à cette analyse il prétend, comme c'était légitime et nécessaire, rechercher les origines historiques du phénomène et remonter jusqu'à ses causes idéologiques. Et là, Marc Fumaroli déçoit cruellement.
Le pamphlétaire est en effet infiniment plus juste, intègre et cohérent que l'historien des faits et des idées (ne parlons pas du penseur, il est inexistant). A tel point qu'on se demanderait presque si le texte n'a pas été écrit à quatre mains ou en partie revu et corrigé par un libéral fou. Cet essai est très éprouvant pour les nerfs il fourmille de contradictions logiques, de démonstrations avortées, de raisonnements incohérents ou triviaux, d'omissions volontaires, d'exemples historiques non significatifs, d'anachronismes, etc.
M. Fumaroli à probablement été effrayé par la virulence de ses propres critiques il s'est empressé de compenser son audace en donnant les gages historiques et idéologiques d'une pensée conforme. Le problème est qu'en voulant désamorcer la charge explosive de ses critiques, celles-ci se retournent contre lui. Il emploie le mot libéral sans le définir, de la même façon que Jack Lang emploie le mot culture, comme un passe-partout. Son apologie de la IIIe République (!) repose sur la vaine nostalgie d'un âge d'or où l'Etat ne se mêlait pas de culture (pourquoi donc les artistes et penseurs des années 30 détestaient-ils tous ce régime d'utilitarisme bourgeois ? L'école républicaine ne repose-t-elle pas sur la même volonté de démocratisation et d'éducation des masses que la culture d'Etat, et sur les mêmes arrière-pensées politiciennes ? Pourquoi les opposer, alors que l'une est l'extension logique de l'autre, sinon pour joindre sa voix aux intellectuels et historiens progressistes dont le magistère moral s'effrite face à la démagogie de Lang ? Arrêtons-là, nous n'en finirions pas.
Marc Fumaroli a peur de son ombre. Il préfère s'attaquer à l'Etat plutôt qu'à ce qui alimente sa perversion : l'idéologie égalitaire. C'est moins risqué.
On est finalement tenté de croire que la culture n'est pour l'auteur qu'un ornement individuel, sans racines, sans conséquences, sans écho dans le peuple, réservé aux happyfew. La culture meurt aussi de cette vision égoïste et libérale. Ce livre, qu'on peut lire avec profit malgré tout, aurait dû être un manifeste pour une renaissance culturelle. Il n'est qu'un coup d'épée dans l'eau. Dommage. Et si l'intégrité intellectuelle et morale était indispensable à une culture vivante ?
François Chesnay Le Choc du Mois Octobre 1991 N°45
Marc Fumaroli, L'Etat culturel, essai sur une religion moderne, éd. Bernard de Fallois, 305p.