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Comment l'agriculture intensive tue les sols

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« Nous jouons actuellement l'avenir de notre civilisation »

L’agriculture intensive est dans une impasse. Elle a fondé ses rendements sur l'épuisement progressif des sols. Elle est humainement et écologiquement insoutenable. Avec elle, les sols sont à l'agonie. Depuis plus de trente ans, Claude et Lydia Bourguignon alertent le monde agricole sur cet état de fait d'abord au sein de l'Institut national de la recherche agronomique (Inra) puis en dehors des sentiers battus et rebattus par les agronomes officiels, là où la terre revit. Leur certitude : « Il faut repenser l'agriculture de fond en comble. »

Le Choc du mois : Pouvez-nous dire en quelques mots en quoi consiste un sol? Comment fonctionne-t-il ?

Lydia et Claude Bourguignon Le sol est une matière vivante complexe, plus complexe encore que l'eau ou l'atmosphère qui sont des milieux relativement simples. C'est le seul milieu qui provienne de la fusion du monde minéral des roches-mères et du monde organique de la surface : les humus. Le sol héberge 80 % de la biomasse vivante terrestre. Les vers de terre, à eux seuls, pèsent plus lourd que tous les autres animaux du monde réunis. Leur poids atteint d'une à quatre tonnes l'hectare, selon le type de végétation. Ils brassent continuellement le sol de profondeur, riche en argile, avec le sol de surface, riche en humus. Darwin les considérait à juste titre comme les animaux les plus importants du monde.

Quel est le rôle exact de tous ces organismes ?

Leur rôle est très important. Il faut les séparer en deux classes la méso-faune et les microbes bactéries et champignons. Ces organismes vont permettre au sol de s'aérer et à l'oxygène d'y pénétrer. Un sol vivant ressemble à de la semoule, les racines des plantes vont ainsi pouvoir s'y enfoncer. La méso-faune va décomposer la matière organique et la transformer en boulettes fécales, sur lesquelles il va y avoir multiplication de microbes, qui vont à leur tour permettre la synthèse des humus et l'assimilation des éléments nutritifs par la plante. C'est la fertilisation naturelle des sols.

Aujourd'hui, on ne la pratique plus. Pourquoi ? Parce que le mode de production intensif nie la vie du sol. Un énorme tabou pèse sur elle. Le microbe est source centrale de mort dans la vision pasteurienne. Or, les microbes sont fondamentaux pour la vie. Sans eux, les plantes ne peuvent pas se nourrir. C'est d'ailleurs pourquoi l'industrie agrochimique cherche à copier, grossièrement, leur mode de fonctionnement. Le problème, c'est l'énergie phénoménale que cela réclame. Les bactéries du sol fixent l'azote de l'air pour faire des nitrates. Gratuitement ! L'homme, lui, utilise dix tonnes de pétrole pour fixer une tonne d'azote, qu'il vend, cher de surcroît. Alors évidemment, l'industrie a eu intérêt à remplacer le modèle agricole traditionnel en lui substituant la chimie de synthèse.

Comme un enfant qui se nourrirait exclusivement chez McDo

Que se passe-t-il avec l'agrochimie ? Comment ses effets se traduisent-ils sur l'état des sols ?

L'utilisation de traitements pesticides va avoir plusieurs impacts. Le mot pesticide veut bien dire ce qu'il veut dire on va tuer les animaux, insectes et autres plantes, sans discrimination, même ceux et celles qui ne sont pas nuisibles. Cela entraîne à terme la mort biologique des sols. Puisqu'on détruit le cycle de respiration de la terre, les échanges chimiques, qui s'opéraient jusque-là naturellement, de la surface du sol vers les profondeurs, et vice versa, ne se font plus. La terre devient compacte et se vide de toutes ses matières nutritives. On essaye de compenser cette disparition avec les engrais, mais à quel prix ? En réalité, les engrais n'apportent qu'une fraction des nutriments qui se trouvent sous terre. La situation des sols est alors pareille à celle d'un enfant qui se nourrirait exclusivement chez McDonald's.

Dans quel état se trouvent les sols en France ? Est-ce qu'on peut dire qu'ils sont d'ores et déjà morts ? Ou bien semi-vivants ? Peut-on chiffrer la chute de la biodiversité ?

Ils sont à l'agonie. Si nous mesurons l'activité biologique dans les sols, faune et microbes, que constate-t-on ? Une chute constante de l'activité biologique. Dans certaines zones, on a même des pertes de 80 à 90 % de l'activité biologique. Les zones les plus ravagées sont celles où l'on pratique l'arboriculture et la vigne. Les sols meurent selon un schéma immuable, quel que soit le climat. Sur le plan biologique tout d'abord, en labourant trop profondément, en déversant des engrais chimiques et en abusant du désherbage, l'agriculture fait disparaître la matière organique des sols qui sert d'alimentation à la faune. Or, celle-ci remonte constamment les éléments nutritifs à la surface du sol. Lorsque cette remontée n'a plus lieu, il y a mort chimique du sol le lessivage des éléments entraîne une acidification des sols par perte du calcium. Sans calcium, le mélange argilo-humique se détruit et les argiles partent en suspension dans l'eau. Vous les retrouvez dans les eaux boueuses des fleuves et rivières en crue.

C'est ce qui vous fait dire que nous ne faisons pas de l'agriculture, mais de la pathologie végétale...

Nous ne faisons plus de l'agriculture, nous gérons plutôt de la pathologie végétale. Nous essayons de maintenir vivantes des plantes qui ne demandent qu'à mourir tant elles sont malades. Quand un sol est vivant, il y a du phosphore, de la potasse, du calcium et des oligo-éléments. Le vigneron ou l'agriculteur n'a donc pas besoin d'ajouts d'engrais chimiques. De tels produits fragilisent en outre les plantes, qui vont dès lors être bien plus réceptives à la maladie. D'où le recours aux pesticides. On entre ainsi dans un cercle infernal, qui ne s'arrête pas là.

Comme ces plantes vont être carencées en oligo-éléments, celui qui s'en nourrit, l'homme, autrement dit, va être obligé, lui aussi, de prendre l'un de ces médicaments que l'on voit fleurir, à base de sélénium, de magnésium, bref des produits pharmaceutiques. La boucle est alors bouclée : on retombe sur les mêmes multinationales, qui sont en début et en fin de la chaîne.

« On va manquer de terres agricoles pour nourrir l'humanité »

Peut-on quantifier l'érosion des sols français ?

En France, la perte de terre est de l'ordre de 20 à 40 tonnes de terre par hectare et par an. Cela dépend des régions et du type de sol. Il en va de même dans le monde entier, à la fois par de mauvaises pratiques culturales, par le remembrement et par l'urbanisation galopante. On perd ainsi chaque année 5 millions d'hectares de terre, en construisant des aéroports, des villes, des supermarchés, des autoroutes, autant d'infrastructures qui ne sont pas construites dans les zones à faible fertilité. Aucun architecte n'installera des aéroports ou des centres commerciaux en montagne, mais dans des plaines généralement fertiles. C'est ainsi que la surface agricole dans le monde diminue inexorablement chaque année. Pendant ce temps, la population ne fait qu'augmenter. Conséquence-on va manquer de terres agricoles pour nourrir l'humanité. Or, on a déjà 975 millions de personnes qui ne mangent pas à leur faim !

La multiplication des phénomènes d'inondation» un peu partout, ne devrait-elle pas nous alerter sur les niveaux d'érosion ?

Les sols sont de véritables éponges. Un sol en forêt va boire 150 millimètres d'eau à l'heure, alors qu'un sol intensément travaillé n'absorbera que 1 millimètre d'eau à l'heure. Mal gérés, les sols vont de la sorte se compacter, ne serait-ce que par le poids des engins agricoles, car on utilise à l'heure actuelle des machines beaucoup trop lourdes, qui tassent un peu plus la terre. Dès qu'il va se mettre à pleuvoir sur des sols resserrés, l'eau ne pourra plus pénétrer. C'est l'érosion. Les argiles dérivent. Or, quand la terre perd son argile, elle perd son capital de richesse. L’eau boueuse emporte les limons, les sables et même les cailloux, ce qui aboutit aux inondations qui ravagent les tropiques. En France, 60 % des sols sont frappés d'érosion. Au rythme auquel nous perdons de la terre, dans trois siècles, ce sera un désert ! Dans certaines régions des États-Unis et d'Europe, l'érosion a dépassé 200 tonnes par hectare et par an. En zone tropicale, des sols peuvent être ruinés en moins de dix ans de culture.

Mais il est plus facile d'accuser la pluie d'être responsable de l'érosion que d'admettre que ce sont les dysfonctionnements d'un système agricole qui l'ont provoquée. Paradoxalement, nous traversons les années les plus sèches depuis 3000 ans dans l'histoire de l'Europe et il n'y a jamais eu autant d'inondations. On a inventé les inondations en période sèche!

Que répondez-vous à ceux qui disent qu'avec un tel système agricole, on est parvenu à tirer du sol des rendements prodigieux ?

On a eu effectivement des augmentations de rendements spectaculaires, mais c'est une fuite en avant. Depuis quelques années déjà, nous ne rencontrons plus de telles augmentations. Les rendements sont même en train de stagner en Europe et de diminuer en Afrique. On parle de « fatigue des sols ». L'autre conséquence de cette course au rendement, c'est la dégradation de la qualité des produits cultivés. Un exemple parmi d'autres 40 % des blés produits en Europe sont de si mauvaise qualité qu'on ne peut plus en faire du pain, ils sont donnés directement aux cochons. Le cas du blé est éloquent. Il y a 40 ans, on ne mettait pas un traitement fongique sur les blés en Europe, maintenant c'est trois ou quatre par récolte, sinon le blé est pourri avant d'arriver dans le silo. Parallèlement, comme on met trop d'azote, le blé se couche dans les champs. On a donc rajouté des hormones pour raccourcir les tiges. Ce qui fait que les blés sont plus bas qu'autrefois (60 cm au lieu de 150 cm). Et celles-ci font avorter la végétation alentour.

« Si rien n'est fait, l'Occident va s'écrouler par destruction des sols »

Les partisans de l'agriculture intensive avancent un autre argument : l'augmentation de la durée de vie. Force est de constater que la longévité s'est considérablement accrue ces cinquante dernières années...

En tant que scientifiques, nous contestons ces chiffres. L’espérance de vie n'augmente plus dans les pays occidentaux. Elle commence même à chuter. C'est le cas des États-Unis. Ils avaient la plus grande espérance de vie du monde occidental en 1950, ils occupent désormais la dernière place. Or, ils ont été les premiers à se nourrir de bouffe industrielle. En Angleterre aussi, l'espérance de vie diminue. C'est le pays où il y a le plus d'obèses en Europe et qui consomme le plus de nourriture industrielle. De manière générale, l'obésité est en croissance exponentielle dans les pays occidentaux. En France, 17 % des enfants sont obèses. Et on n'a jamais vu un obèse faire de vieux jours.

Il ne faut pas oublier non plus que l'agriculture chimique remonte aux années 1960 seulement. Les gens qui vivent aujourd'hui jusqu'à 80 ans ont mangé bio jusqu'à l'âge de 40 ans. Leur corps, leur squelette, leur cerveau ont été constitués à partir d'aliments de meilleure qualité qu'aujourd'hui. À l'inverse, les enfants nés à partir des années 1970 n'ont connu que la malbouffe. Pour eux, il y a du souci à se faire !

Vous vous trouvez en marge de l'agronomie officielle. Quelles sont les raisons qui vous ont conduits à quitter l'Institut national de la recherche agronomique (Inra) ?

Quand nous avons commencé à dire que les sols étaient en train de mourir à cause de l'agriculture intensive, la réaction de l'Inra a été brutale. Alors nous avons claqué la porte et fondé notre propre laboratoire(1) pour aider les agriculteurs à mieux gérer leurs sols. Initialement, les fonds de recherche de l'Inra provenaient de l’État. Mais quand les budgets se sont réduits, l'Inra a été obligé d'aller chercher ailleurs son financement, auprès des multinationales. Plus de la moitié des commandes de thèses de l'Inra proviennent désormais des grandes entreprises marchandes d'engrais. Ce n'est plus vraiment un Institut d’État. Ce n'est d'ailleurs pas le propre de l'Inra. L’ensemble des instituts mondiaux se sont finalement laissé dominer par les marchands.

L'Inra n'est-il pas aujourd'hui en train de changer ?

Quand il y a le feu dans la maison... Lorsqu'on a quitté l'Institut en 1989, on nous riait au nez. Aujourd'hui, ses responsables prennent peur parce que le monde agricole, entre autres, commence à réclamer des comptes. Hier, les recherches favorisant l'environnement n'étaient en aucun cas un créneau porteur. Aujourd'hui, elles le sont, puisqu'il y a des budgets de l'Union européenne et des marchés à saisir.

Comment voyez-vous l'avenir ? Les sols sont-ils irrémédiablement perdus ? Ou peuvent-ils encore être sauvés ?

Plutôt que morts, ils sont à l'agonie. Certaines personnes ont d'ailleurs pu nous reprocher, çà et là, d'employer le terme de « mort des sols ». S'ils sont morts, ils ne pourront en effet pas revivre. Or, il n'y a pas d'irréversibilité. Il est possible de relancer la vie des sols en remettant de la matière organique. Mais pour ce faire, il faut replanter des haies, reboiser les zones sensibles, gérer les sols différemment, bref repenser de fond en comble l'agriculture. Quant au temps que cela prendra ? Tout dépend en fait du niveau de dégradation des sols. Dans certains cas, en cinq à dix ans, on pourra les redresser, mais dans d'autres, il faudra plus d'une génération.

Nous jouons actuellement l'avenir de notre civilisation. Que va-t-il se passer, si rien n'est fait ? L'Occident va s'écrouler, comme toutes les civilisations, par destruction des sols. Comme l'empire romain, les Mayas...

Propos recueillis par François Bousquet Le Choc du Mois décembre 2008

À lire : Le Sol la Terre et les Champs. Pour retrouver une agriculture saine, par Claude et Lydia Bourguignon, éditions Sang de la Terre, 2008.

1) Laboratoire d'analyse microbiologique des sols (LAMS) www.lams-21.com

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