Polémologue sociologue des médias, spécialiste de la guerre de l’information, François-Bernard Huyghe (www huyghe.fr) analyse les stratégies d’influence. Derniers travaux le glissement d’une société d’autorité vers un système où il faut d’abord séduire mais aussi formater pour convaincre.
Comment sommes-nous passés des sociétés dominées par la figure de l'autorité à ce que vous appelez des « démocraties d'influence » ?
François-Bernard Huyghe : L'autorité permet d'obtenir l'obéissance sans recourir à la carotte ou au bâton. C'est un concept hérité des Romains. Le Sénat avait l'« auctoritas », qu'il tenait des origines de Rome. Cela suppose respect et soumission de l'inférieur. Il en va différemment de l'influence. Personne ne vous dira « Je suis sous l'influence de. », ou alors pour s'en plaindre et aller consulter son psy. L'influence vise à changer la façon dont autrui perçoit et juge. Elle fonctionne de façon informelle, souvent invisible et ne peut agir que lorsqu'elle est intériorisée. Elle déplace le centre de gravité du pouvoir. Influencer, c'est peser sur la décision publique ou sur l'opinion d'autrui. Bref, changer le monde en changeant les esprits. Des groupes et des institutions pratiquent l'influence publique, systématiquement et professionnellement. Hier, c'était des prédicateurs ou des commissaires du peuple. Aujourd'hui, des psychologues, des consultants, des spin doctors et des communicants.
Le temps de l'autorité serait-il révolu ?
Notamment la capacité qu'a le pouvoir politique de dire qui est l'ennemi. Tout a été bouleversé par l'évolution des médias, sans doute au moment de la guerre du Vietnam, quand, selon le mot de Marshall McLuhan, la télévision a mis la guerre dans chaque salon. L'image a alors démontré son autonomie. Il serait très long de chercher les causes d'un tel changement. L'autorité fonctionnait quand il y avait un canal pour envoyer un message. Quand l'information passait par La Pravda, elle descendait jusqu'au moindre apparatchik. Quant à l'information montante, elle était parfaitement encadrée. Dans un système où il y a pluralité, à la fois d'opinions et de sources d'informations, cela ne marche plus. Les rapports de pouvoir sont dispersés.
C'est pourquoi vous dites que le pouvoir est polycentrique...
L'autorité n'a pas disparu, mais elle rencontre des résistances multiples et est redirigée par des stratégies d'inspiration, d'argumentation, de pression. Son champ d'action s'est considérablement rétréci. Exercer de l'influence, désormais, cela suppose, suivant le cas, de passer souvent à la télévision, de provoquer des mouvements d'opinions, d'orienter des courants protestataires. Il faut d'abord être attirant, séduisant, jouir d'un certain prestige, ce que j'appelle la stratégie de l'image que renforce la stratégie du message. Je propage mon discours de façon à ce que vous y adhériez. Les Grecs avaient déjà inventé la rhétorique. L'art de disposer les mots de façon à ce qu'ils convainquent. En émouvant, en présentant un aspect logique ou pseudo-logique, ou en faisant appel à des valeurs. Pathos, logos, ethos. Les médias sont de formidables multiplicateurs de ces antiques recettes.
Sauf qu'entre hier et aujourd'hui, ça s'est prodigieusement sophistiqué ?
Le premier grand changement, c'est la guerre de 14-18 massacres de masse, idéologies de masse et médias de masse. Il faut alors convaincre des millions d'hommes que l'on mène une guerre contre le mal absolu. Le Président W. Wilson, qui s'était fait élire sur la promesse que les États-Unis n'entreraient pas dans le conflit, fait traiter la propagande en faveur de la guerre par un organisme privé, les Committees on Public Information. Pour quelles raisons objectives un gars du middle-west aurait-il détesté les Allemands ? On va donc jouer sur des stéréotypes, autour d'un seul thème nous combattons le mal absolu. Les Allemands sont pareils aux Huns, et le Kaiser à Attila. Comment? En mobilisant le cinéma mais aussi des acteurs, des scientifiques, des autorités morales, en multipliant les brochures et les affiches, en envoyant de simples citoyens prendre la parole dans les lieux publics et dans les stades.
Vous dites qu'on est passé « du ruhrerprinzip au leadership » ?
C'est pour forcer le trait, mais on est bien passé des parents aux communicateurs, des maîtres aux coaches, des supérieurs aux leaders d'opinion, et plus largement du distancié au fusionnel et du vertical au réseau. C'est aussi le passage d'un monde de la transmission à un monde de la communication. Aujourd'hui en entreprise, un commandement de type hiérarchique et militaire ne peut plus fonctionner - on motive et on stimule. Les travaux de Luc Boltanski et d'Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme l'ont démontré. Le manager branché va réunir des petites équipes, stimuler la créativité, écouter chaque collaborateur, chercher à le motiver, multiplier les réunions de groupe. Bref, s'efforcer que chacun collabore « comme spontanément ».
La nouveauté, c'est la professionnalisation des techniques d'influence ?
L'influence des médias est une chose, la capacité à leur fournir des images, des témoignages, des histoires et des experts qui les inciteront à sélectionner des événements en est une autre. C'est ce que les Américains appellent notamment le « management de la perception ». Ce n'est pas exactement de la désinformation il s'agit plutôt de fournir aux médias ce qu'ils attendent. Tel est le travail des spin doctors, des marketers de l'opinion, des storytellers et de toutes ces professions aux noms bizarres qui fleurissent outre-Atlantique.
À propos des spin doctors, vous dites qu'on est passé « du docteur Folamour au docteur Folimage», jolie expression.
L’expression « Folimage » est d'une chercheuse française qui a traduit ainsi la notion de spin doctor « To spin » en anglais, c'est donner une torsion ou une pichenette. Donc le spin doctor sait tordre l'opinion dans un certain sens; c'est un professionnel de l'opinion politique, un marchand de symboles et de slogans. Songez à Jacques Séguéla, qui se vante d'avoir contribué à la victoire de Mitterrand en 1981 avec le fameux slogan de la « force tranquille ». Mais ce n'est rien à côté de Karl Rove, surnommé « le cerveau de Bush II » ou « le Bobby Fischer de la politique ». Ou Alastair Campbell, surnommé lui « Spin Sultan », Gepetto d'un Pinocchio que fut Tony Blair. Tous les deux, Alastair et Rove, ont trempé dans le scandale des armes de destruction massive et ont été conduits à démissionner. Attendons de voir quel rôle jouera le spin doctor d'Obama, Mr. Axelrod.
La différence, c'est qu'autrefois, le message émanait du théologico-politique (l'État ou la religion). L’émetteur, c'est désormais la société civile…
Quand la propagande provenait du parti, tout le monde savait de quoi il retournait. Comme disaient les Russes, il n'y avait pas de nouvelles dans La Vérité (Pravda en russe) et pas de vérité dans les nouvelles (Isvetzia). Aujourd'hui l'influence peut émaner de sources mal identifiées sur le Web 2.0 certaines idées deviennent contagieuses, des flux d'attention se dirigent brusquement dans telle ou telle direction, tels thèmes sont repris.
Autre nouveauté: c'est la privatisation ici aussi. Quels sont les nouvelles machines d'influence ?
Les stratégies « privées » se développent à travers les ONG, les think tanks et les lobbyistes. Les ONG agissent et jugent. Elles n'hésitent pas à déclarer qu'elles représentent la « société civile planétaire ». Elles sont plus que de simples contre-pouvoirs. On commence d'ailleurs à parler d'une « para-diplomatie » ou d'une diplomatie « non gouvernementale ». Les think tanks théorisent et suggèrent. Un think tank est littéralement un « réservoir de pensée », réunissant des experts, voués à la recherche et à la production d'idées, cherchant au final à peser sur les affaires publiques. Le lobbyiste ne fait pas de la recherche, même s'il peut aller chercher des cautions scientifiques. Il y en aurait 15000 à Bruxelles.
C'est un déni de la démocratie. On contourne la volonté du peuple.
Au minimum, c'est un problème pour la démocratie. Le critère de l'influence est que l'on pèse plus que son poids normal. La force des idées diffusées par un groupe de pression est supérieure à la force de frappe individuelle des membres qui le composent.
On serait donc continuellement manipulé et instrumentalisé ?
Chacun est constamment soumis à des tentatives de manipulation. Néanmoins, les études de la perception montrent que le public est beaucoup moins manipulable qu'on l'imagine. Toute tentative médiatique de persuasion se heurte à de sérieux obstacles. Certains tiennent à la résistance passive du destinataire, d'autres aux interactions du spectateur avec son milieu social ou à son attitude éventuellement ironique ou distanciée.
L'histoire de l'influence compte autant d'échecs que de triomphes. C'est une affaire de stratégie. Or, la grande loi de la stratégie, comme Clausewitz le savait déjà, c'est qu'entre les plans des stratèges et la réalité se glisse de l'ignorance, du hasard et de la friction. Là réside notre faible espoir de liberté de jugement.
Propos recueillis par François-Laurent Balssa Le Choc du Mois avril 2009
Maîtres du faire croire, de la propagande à l'influence, Vuibert, 176 p.
Contre-pouvoirs, de la société d'autorité à la démocratie d'influence (avec Ludovic François), Ellipses, 140 p.