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La subversion narcissique De la crise des institutions à la fin de la civilisation

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« Réalisation de soi », « épanouissement », « bonheur » sont les déclinaisons ordinaires du réfèrent ultime de la modernité occidentale « moi je ». Cet absolu narcissique, qui a radicalement ébranlé les institutions religieuses et politiques, érode, au-delà, les fondations mêmes de la civilisation occidentale.

L’événement spirituel le plus marquant de notre époque pourrait bien être la fin du communisme. Avec son déclin, c'est la foi révolutionnaire dans l'avènement du Royaume sur terre qui a disparu. Pour le philosophe Marcel Gauchet, « Les années soixante-dix ont entièrement défait les religions politiques fondées sur la transformation sociale et dont l'ambition était de résoudre l'énigme de l'histoire et de la condition humaine. » La sociologue Danièle Hervieu-Léger confirme « de moins en moins associé à l'avènement du Royaume, et même à la transformation graduelle de la société, l'idéal de l'accomplissement est de plus en plus reporté sur l'individu lui-même, dans un mouvement non de disparition, mais de "subjectivisation" de l'utopie, entendue comme alternative radicale à l'expérience du présent. »

Les derniers slogans des mobilisations collectives s'effacent derrière la possibilité d'être raisonnablement heureux dans une société où chacun a la liberté relative de vivre comme il en a envie. La crise économique n'inverse pas cette tendance les revendications se portent sur la défense des salaires et de la qualité de vie et non sur l'abolition du système ou la transformation de la société. Le paroxysme occidental de la quête du bonheur résulte de cette dissociation entre la culture de soi et une vision eschatologique de l'accomplissement. À la promesse d'une Rédemption après la mort, se substitue une promesse de bonheur pour l'homme qui se réalise en suivant son « désir profond ».

Le bonheur contre la Vérité

Travail, amour, loisirs la recherche de l'épanouissement et la satisfaction du désir deviennent la finalité exclusive de l'engagement. Les grandes religions instituées, et tout spécialement le catholicisme européen, n'y échappent pas. Pour bien des croyants (ou plutôt des « chercheurs de sens », pour prendre un terme à la mode), ce qui compte aujourd'hui, ce n'est pas d'être conforme au dogme, mais d'être authentique dans sa démarche personnelle. La vie religieuse recherchée est celle qui « fait du bien », apporte « un plus » à la « réalisation des potentialités personnelles de chacun » et assure la « paix intérieure » La quête de la santé est le substitut moderne de la recherche du Vrai, car la sensation corporelle est la seule mesure de la satisfaction du désir. La peur de la « souffrance » trame la spiritualité du moderne. L'infinie déclinaison médicale des thèmes religieux répond à cette demande de « guérison », mais néglige la quête de sens que la détresse peut susciter.

Le succès du bouddhisme en Europe est une manifestation de cette religiosité de confort. Pour le chercheur Frédéric Lenoir : « C'est la religion moderne par excellence individualiste, non dogmatique, éthique, reliant le corps et l'esprit. Le bouddhisme a toutes les chances de se développer en Occident car il ne propose pas un salut provenant d'un dieu extérieur, mais une méthode pragmatique pour se libérer de la souffrance et atteindre le bonheur en ce monde. » Trop souvent accusée d'être à l'origine de la désaffection des croyants par son « rigorisme moral », L’Église catholique romaine libéraliserait vainement son magistère, car la crise qu'elle traverse ne touche pas exclusivement les institutions religieuses mais les institutions en général « Nos contemporains refusent les dogmes. Et ce rejet est manifeste dans toutes les sociétés de type européen. Dès qu'un pays entre dans la modernité, il y a distanciation de sa population à l'égard des vérités énoncées, » explique le sociologue Jacques Maître. L'individu moderne a pour norme ultime « son choix »; il ne saurait s'abandonner à une norme qui le dépasse : « Autrement dit, le phénomène auquel on assiste à présent n'est pas seulement une crise de la religion, mais une crise concernant tous les systèmes d'orthodoxie et leur crédibilité. »

Un abîme de relativisme

Longtemps représenté par l'image d’Épinal des « deux France », l'affrontement du catholicisme à la République est dépassé par le développement de l'émancipation libérale de l'individu. Comme institution, la République souffre en politique de maux symétriques à ceux de l’Église en religion. L'abstention, les votes flottants, la fin des militants ont la même matrice que le déclin des vocations et le relativisme spirituel. Le désintéressement de la politique, s'il est parfois justifié d'un « tous pourris », reste surtout la conséquence du déplacement massif de l'horizon de l'accomplissement, de la société vers l'individu lui-même. La construction républicaine de l'individu par l'affirmation de la citoyenneté politique est progressivement absorbée dans une conception libérale, qui, selon Benjamin Constant, place par dessus tout l'affirmation du « droit de chacun à la liberté dans sa vie privée ». Revendication au cœur de la subversion de l’État : l'égal respect des singularités individuelles substitue au bien commun - nécessaire à la communauté politique - une justice strictement procédurale qui veille à l'absence d'interférence entre les libertés particulières.

À chacun de vivre sa vie comme il l'entend pour être heureux. « Heureux », voilà bien le dogme que la pensée occidentale n'ose plus interroger, contester ou dépasser. Le bonheur est devenu l'ultime valeur pour juger de la validité des différentes expériences humaines possibles. Toutes les normes se trouvent ainsi mises à égalité par relativisme. L'exigence de tous les lobbys à voir reconnaître leur droit au même titre qu'un autre est légitimée. Le principe de non discrimination corrélé à la défense des droits de la personne devient l'horizon indépassable de la politique. De multiples communautarismes s'engouffrent dans cette brèche. Le modèle familial européen est totalement déconstruit sans qu'un seul débat de fond soit mené. Halte à la discrimination, halte à l'homophobie, au racisme, au sexisme ! Rien n'est opposable aux sentiments généreux. L'assentiment à tous les particularismes devient la règle puisque aucune norme sociale n'est plus fondée en raison qu'une autre, que toutes sont relatives au « bonheur » qu'on y trouve. Héritée de l'Antiquité, la réflexion téléologique qui établit l'existence de finalités universelles aux hommes connaissables par la raison est hors-jeu. Car la question du sens de l'existence n'importe plus. À chacun de se débrouiller comme s'il était le premier homme : seul et sans autre repère que lui-même. Après avoir sacralisé la raison et la science, l'Occident est en train de rompre avec ses racines grecques et latines et de verser dans une rationalité pauvre, obnubilée par l'émotion et le comptage des victimes, mais rétive à affronter l'énigme du sens.

La civilisation en sursis

La régression est en route. Si, comme le pense Pierre Legendre, les institutions sont un moyen indispensable au processus historique de civilisation, leur déclin ouvre une sombre perspective. Loin du cliché « bureaucratique », les institutions sont avant tout des organes sociaux durables qui trament par leur action la continuité d'un monde humain en sursis permanent de chaos. Elles construisent un univers commun aux différentes générations qui se succèdent, par la transmission d'un langage et d'un savoir partagés codifiant les nécessités de la perpétuation de l'ordre. Les institutions religieuses ou politiques écrivent, par la mise en forme de l'accumulation du savoir, une Histoire assurant la coalescence des destins particuliers en un passé et un devenir commun. Elles tracent la frontière entre la civilisation et la barbarie, le langage et le cri, le sens et la pulsion… Circonscription des sociétés mais aussi du for intérieur de chaque homme en dissociant la conscience de la force brute, l'homme se civilise en faisant l'expérience de sa liberté. Il accède à la reconnaissance de son prochain et à des relations pacifiées avec lui. En définitive, les institutions humanisent l'homme. Sans institutions, les sociétés se dissolvent le relativisme atomise le monde en ego isolés et l'homme perd le chemin de son humanité.

Didier Lemaire Le Choc du Mois juin 2039

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