Alain de Benoist, chef de file de la Nouvelle Droite, a accompagné les premiers pas du Figaro Magazine… quand il n'était pas interdit de penser dans le supplément du célèbre quotidien Anthologie.
Qui lit Le Figaro Magazine aujourd'hui ? On l'achète encore par habitude, pour rehausser les pieds de lampe, tromper son ennui dans les salles d'attente et justifier le tri sélectif. Autant feuilleter un annuaire glamour sur papier glacé ou le catalogue des ventes de l'hôtel Drouot, avec des notices de Claire Chazal en guise d'expertise de commissaire-priseur. Louis Pauwels, qui l'avait lancé en 1977 ne pouvait certes pas imaginer que « son » magazine deviendrait un tel désert de significations, même si en évinçant au début des années 80 les membres de la Nouvelle Droite auxquels il avait fait appel pour doter son « bébé » des meilleurs pédagogues, il avait clairement indiqué la marche à suivre à ses successeurs.
Mais voilà, pendant quelques années, Louis Pauwels est parvenu à faire du Figaro magazine un Nouvel Obs’ de droite, et même mieux que cela, en confiant à Alain de Benoist le soin d'en animer les pages culturelles. On a peine à imaginer que cinq ans durant, un magazine, qui tirait alors à 850 000, initiait ses lecteurs à la pensée de Carl Schmitt et de Nietzsche, aux aphorismes de Cioran, à une critique radicale de l'égalitarisme, sur fond de paganisme surréaliste. C'est pourtant ce que fit de Benoist, de 1977 à 1981, qui a eu l'heureuse idée de rééditer le tout en un épais volume, Au temps des idéologies à la mode. Un régal. C'est l'auteur mordant des Idées à l'endroit qui ressurgit. Son nietzschéisme semble alors lui avoir donné des ailes.
Si la grande ambition pour un critique, c'est d'atteindre à une parfaite équanimité des choses, de Benoist est le premier d'entre eux. Étreindre un sujet sans l'étouffer, tenir dans ses mains le pour et le contre, les yeux bandés, comme dans une allégorie de la Justice. Ainsi de ces textes, dont aucun n'a vieilli. Quand les historiens du futur se retourneront sur notre temps et qu'ils embrasseront d'un seul regard cet archipel éclaté qu'est la Nouvelle Droite, avec en son centre Alain de Benoist, ils lui restitueront la place éminente qui est la sienne et que nos contemporains ne lui ont concédée que du bout des lèvres.
On pourrait presque parler à son propos de complexe de Coriolan, du nom de ce patricien romain, général de son état et héros de Plutarque, dont Shakespeare a tiré une tragédie somptueuse, et qui a fini par se retourner contre les siens et marcher sur une Rome livrée à la plèbe et aux démagogues. Ainsi d'Alain de Benoist à l'égard de la droite. Les droites n'aiment guère les intellectuels qui bousculent par trop ce « confort intellectuel » dont Marcel Aymé a livré un éloge ambigu. Lesquels intellectuels sont voués à quitter leur famille d'origine, fils prodigues qui ne reviendront jamais au bercail. Comment dès lors cesser d'être réactionnaire sans devenir pour autant révolutionnaire ? C'est tout le dilemme. Quoi qu'il en soit, on ne pense jamais impunément. C'est la leçon délivrée par Alain de Benoist. Lui, l'homme-bibliothèque, personnage de Borges au savoir labyrinthique, comme dévoré par une sorte de bibliophagie, monstrueuse si l'on veut, et dont fait état l'immense bibliographie de ses travaux publiée conjointement à ses textes du Figaro. Depuis longtemps, son auteur est passé de l'autre côté du miroir de la pensée - celui des penseurs authentiques engagés dans une Terra incognita non défrichée, où l'on n'est livré qu'à soi. Cela n'est donné qu'à très peu d'hommes. Car ici, il faut s'orienter seul et tracer dans le noir une nouvelle cartographie des savoirs. C'est le dernier de Benoist, celui qu'on attend tous, ultime métamorphose. Le dernier étage de la fusée doit se détacher, rompre toutes les amarres, et l'homme-bibliothèque, ainsi délesté de ses livres, pourra s'affranchir de la pesanteur. Tout abandonner pour tout retrouver. Tout oublier pour tout recréer. Et couronner ainsi une œuvre magistrale.
François Bousquet Le Choc du Mois mars 2010