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Le mythe colonial

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À défaut de raconter l’histoire des colonies, la plupart des « historiens » contemporains nous racontent des histoires, avec des Français dépeints en razzieurs mettant en sac tout un continent, alors que 95 % d’entre eux n'y avaient jamais mis les pieds, obsédés qu’ils étaient par la perte de l’Alsace-Lorrain. Quant à leurs petits-enfants, ils choisirent à 80% de dire non aux colonies. Trop chères et trop lointaines.

Depuis leur démantèlement survenu en quelques décennies d'après-guerre, les empires coloniaux européens souffrent d'une réputation sulfureuse qui est censée plus ou moins, dans l'esprit de l'intelligentsia progressiste des deux rives de l'Atlantique, justifier la déchéance géopolitique du Vieux Continent et la condamnation morale de ses États-nations qui ont résulté de la défaite du Reich en 1945. Colonialisme, fascisme, antisémitisme tels sont les trois péchés cardinaux de l'Europe, au nom desquels son effacement civilisationnel au profit des États-Unis - réputés indemnes de ces monstruosités majeures, alors que la conquête de l'Ouest, de type intrinsèquement colonial, s'accompagna du plus grand génocide de peuples autochtones de l'histoire mondiale - doit se trouver à jamais ratifié.

En France, notamment, le souvenir de la longue et douloureuse guerre d'Algérie, qui se prolongea pendant huit ans, de 1954 à 1962, et renversa une de nos cinq Républiques, est devenue, avec la remémoration inlassable et désormais officielle des crimes de Vichy, l'abcès historique complaisamment entretenu pour ouvrir grand le droit aux créances à l'usage et au bénéfice des populations d'origine maghrébine qui sont venues vivre sur notre sol, où elles sont censées contribuer à la richesse forcément multi-ethnique de notre vieille nation ex-impériale, mais perpétuellement coupable - ce qui sonne d'ailleurs comme un hommage assez involontairement ironique rendu par la vertu antiraciste au vice colonial, car la France aurait-elle aujourd'hui autant de citoyens d'origine extra-européenne si elle n'avait possédé au préalable un empire outre-mer ?

Ainsi tout un courant d'études dit « postcolonial » (sans trait d'union, à la manière du philosophe Jacques Derrida), venu là encore des universités américaines, ces temples toujours fringants du « politically correct » occidental, vise depuis quinze ans à expliquer que le racisme et la discrimination qui, prétendument, s'attachent aux Arabes et aux Africains en France n'est que le prolongement d'un passé colonialiste qui n'aurait jamais été enterré qu'en apparence. Introduit en France par l'historien Pascal Blanchard notamment, ce mouvement intellectuel de plus en plus influent sous nos cieux a été à l'origine du désormais fameux « appel des Indigènes de la République » diffusé en janvier 2005 dans toute la presse française depuis le site islamo-gauchiste « oumma.com » où il avait paru en premier lieu.

Où qu'elle est, la faute de nos pères ?

Sa thèse est simple et ne fait même plus discussion aujourd'hui modelée en profondeur pendant un siècle par l'aventure coloniale, la conscience française est restée, en dépit des dénégations officielles, indubitablement raciste, chauvine et ethno-centrée. Si par exemple François Martin renâcle à marier sa fille à Ahmed ou Mammadou, ou bien, encore plus iniquement, leur refuse un emploi, c'est d'abord parce que son grand-père a jadis contemplé le grand-père de Mammadou dans les stands de l'Exposition coloniale de 1931, et que son mépris de négrier s'est transmis pour ainsi dire génétiquement et inconsciemment à la plus grande partie de sa descendance. Naturellement, si en retour Ahmed ou Mammadou n'hésitent pas à traiter François Martin, dans la rue ou l'autobus, de « sale Français » et de « sale Blanc », c'est à peu près pour les mêmes raisons : son grand-père humilié, inconsciemment - ou très consciemment -, parle à travers lui. Comment dès lors s'en formaliser sans être soi-même un pervers nostalgique de l'Empire ?

Pourtant, peu de gens, y compris chez les historiens susmentionnés, ne s'attardent vraiment à décrire les origines réelles de l'aventure coloniale ainsi que les raisons qui ont amené à son décès. Car le projet géopolitique et civilisationnel de la France, non plus que de l'Europe, ne s'est pas, loin s'en faut, confondu avec la création et la défense de ces empires, qui furent souvent élaborés dans une grande incohérence stratégique et de façon on ne peut plus improvisée et aléatoire. Surtout, il ne faut jamais perdre de vue que 90 à 95%, à peu près, des Français du XIXe siècle et du début du XXe ne mirent jamais les pieds dans une quelconque partie de l'Empire colonial (devenu l'Union française en 1946) et en conséquence restèrent largement indifférents à son développement comme à son déclin - sauf peut-être lorsqu'ils étaient mobilisés pour y assurer ce que l'on appelait alors du « maintien de l'ordre ».

Conjurer le déclin français

Pire : l'entreprise colonialiste, loin de faire l'unanimité au sein des élites du pays, eut toujours au Parlement des adversaires farouches et prestigieux, tels notamment Paul Déroulède ou Georges Clemenceau - bien plus d'adversaires, en tout cas, que n'en ont aujourd'hui la réintégration de la France dans le commandement intégré de l'OTAN et sa participation à la piteuse expédition néo-coloniale commanditée par les Américains en Afghanistan. « Vous me proposez d'acquérir vingt domestiques alors que je viens de perdre deux sœurs », lança ainsi sans ménagement le président de la Ligue des patriotes à Jules Ferry lors de la conquête du Sénégal, qui intervenait seulement une décennie après l'annexion par la Prusse de l'Alsace-Moselle.

Car la première raison de l'entreprise coloniale est, non pas l’hybris d'une nation arrogante survenue au faîte de sa puissance économique et guerrière, comme on en a trop souvent répandu l'image, mais tout au contraire l'angoisse de la décadence et le contrecoup de l'humiliation. De même que la très difficile et meurtrière (pour les Français aussi) conquête de l'Algérie fut un moyen pour la Restauration et la Monarchie de Juillet de réintroduire la France au cœur du concert des grandes puissances européennes après la défaite de Napoléon et l'occupation de Paris par les armées russe et prussienne en 1815, de même la colonisation de l'Indochine et de l'Afrique occidentale et équatoriale française, entre 1880 et 1912, ne fut rien d'autre que le moyen de compenser plus ou moins adroitement aux yeux de l'opinion l'acceptation de la perte des deux provinces de l'Est et la féroce répression de la Commune de Paris par le gouvernement de Thiers (laquelle, soit dit en passant, n'avait rien à envier à celle que mena Bugeaud contre les « indigènes » en Oranie). Bismarck du reste l'encouragea.

Autre cliché facile et largement inexact est celui hérité de Lénine l'impérialisme colonial serait la conséquence du développement des rivalités capitalistes. Or, le colonialisme purement économique, soutenu par - de puissants lobbies financiers, n'intervint que dans un second temps, essentiellement sous la IIIe République, avec comme maître d'œuvre l'habile député franc-maçon Eugène Etienne, ami intime de Gambetta.

Le coup de dey qui a aboli le hasard

L'Algérie, pour en revenir toujours à elle, ne contenait en 1830 aucune richesse particulière à envier, pas même agricole, car une large partie de ses plaines était alors occupée par des marais insalubres qui les rendaient en l'état inexploitables. Le gouvernement de Charles X hésita d'ailleurs pendant trois ans à entreprendre l'attaque d'Alger, et Chateaubriand, ancien ministre des Affaires étrangères, proche conseiller du Roi, qui n'avait pourtant pas hésité en 1827 à mener rondement une invasion de l'Espagne pour y maintenir les Bourbons au pouvoir, déconseilla hautement l'expédition, craignant qu'elle n'attirât les foudres de l'Angleterre alors soucieuse de ménager l'intégrité territoriale de l'Empire ottoman.

En réalité, ce sont les « Juifs francs », c'est-à-dire les Juifs séfarades placés sous la protection des consuls de France - et distincts des Juifs autochtones d'origine berbère - qui furent à l'origine de ce qui allait devenir l'Algérie française.

Devenus les principaux intermédiaires pour les exportations agricoles de la régence d'Alger vers l'Europe, deux d'entre eux parmi les plus influents, Bacri et Busnach, détournèrent, avec la complicité du consul de France, Deval, des sommes colossales dues par Paris au dey, le représentant institutionnel du Sultan, et c'est parce que celui-ci était exaspéré du retard des impayés français, ou bien parce qu'il soupçonnait les activités véreuses du consul, qu'il lui administra en public son fameux coup d'éventail, affront diplomatique sans précédent à l'époque, et qui pouvait difficilement ne pas susciter une riposte violente de la part du roi de France, à la veille de son abdication et donc malmené par l'opposition républicaine ou bonapartiste. Mais il faudra toutefois attendre les années 1840 pour qu'à l'initiative d'un militaire ambitieux, mégalomane et cruel, le général Clauzel, l'occupation militaire de la totalité de l'Algérie, et plus encore sa colonisation par des émigrés européens, majoritairement italiens ou espagnols, ne devienne un objectif clair et constant approuvé par les gouvernements de Paris.

La vraie fracture coloniale, c'est la facture

C'est là qu'intervient l'autre raison, elle aussi aujourd'hui largement occultée, qui va voir se nouer le drame algérien l'œuvre géopolitique d'Abd el Kader, considéré encore de nos jours comme le premier héros du nationalisme algérien (revendiqué à la fois par le FLN et par ses ennemis islamistes du FIS). Or, il s'avère que c'est Abd el Kader lui-même qui viola, par deux fois, les traités de paix conclus avec la France ou le gouverneur général d'Alger. Descendant du prophète et chef aristocratique d'une des plus prestigieuses confréries soufies de l'Ouest algérien, la Qadiriyya, après avoir mené une résistance héroïque contre l'armée française dirigée par Bugeaud, il aurait pu régner sans encombres sur un vaste empire islamique établi dans la région de Tlemcen, à la faveur d'une alliance en bonne et due forme scellée avec la France, comme à la même époque l'avait fait en Egypte Méhémet Ali. Sans doute d'ailleurs le regretta-t-il amèrement plus tard, après sa défaite définitive et son exil en France, où il devint l'intime de Napoléon III et vraisemblablement un membre éminent de la franc-maçonnerie régulière. Or, si Abd el Kader avait respecté les accords passés avec Paris, il n'y aurait jamais eu par la suite trois départements français en Algérie et Clauzel aurait vu ses projets de colonisation ruinés.

À l'origine des expéditions coloniales, il y a donc d'abord le mythe de la grandeur militaire et territoriale retrouvée, dans une geste symbolique nourrie au souvenir de Rome, pour éviter d'en vivre la chute. Il y a aussi la fascination durable qu'a exercée sur toutes les nations européennes la grande conquête de l'Amérique latine par les Espagnols, au XVIe siècle, accomplie avec très peu d'hommes et relativement peu de moyens (il est vrai que les maladies apportées involontairement par les Européens dans le Nouveau Monde avaient contribué à la rapide extinction de l'immense majorité des indigènes, ce qui facilitait l'œuvre impériale).

Quant aux raisons qui ont préludé à la liquidation de l'Empire, elles sont simples et de deux ordres l'entretien de l'Union française coûtait trop cher à la métropole, et surtout le général De Gaulle comprit que la départementalisation des territoires d'outre-mer, effective après la guerre, deviendrait une catastrophe identitaire et démographique sans précédent si elle s'étendait aux colonies d'Afrique noire et au Maghreb, offrant sans distinction la nationalité française à des centaines de millions d'Africains et de musulmans. Il le dit sans ambages à Alain Peyrefitte en 1960. C'est pour cela, et pour nulle autre raison, que le fondateur de la Ve République décida d'en finir avec les colonies. Les Français, par référendum, furent 80% à l'approuver.

Pierre-Paul Bartoli Le Choc du Mois septembre 2010

Yves Lacoste, La question post-coloniale, Fayard, 2010. Gilbert Comte, L'Empire triomphant, Denoël, 1988.

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