Entretien avec Christophe Boutin*
« Populisme ambiant », comme écrivait avec mépris Libération. Toujours ce même fantasme de la bête immonde qui guette, la même idéologie en carton-pâte pour effrayer électeur au fond de sa chaumière. Que recouvre vraiment « l'irrésistible montée des populismes », de la France à Amérique du Sud, des Etats-Unis à la Suisse (la Suisse rendez-vous compte) ?
De Nicolas Sarkozy à Marine Le Pen, Ségolène Royal ou Jean-Luc Mélenchon : tous ont en commun cette marque infâme d'être dénoncés comme populiste. Est-ce que ce terme garde une signification ? En a-t-ll déjà eu une ?
Le terme de « populisme » moderne, le seul qui nous intéresse ici, celui qui est utilisé depuis maintenant vingt ans, est essentiellement une marque stigmatisante, une hétéro-définition infligée à un mouvement politique pour le discréditer. Ce n'est qu'une fois imposé par l'adversaire qu'il est repris par certains mouvements qui tentent d'en retourner le contenu négatif, se flattant alors de leur lien supposé avec un peuple difficilement contournable en démocratie.
Ce terme permet de dénoncer un démagogue flattant l'opinion publique en ce qu'elle a de plus mauvais et usant des bas instincts de la plèbe pour parvenir au pouvoir. Un mouvement dont le discours est nécessairement « simpliste », incapable de rendre compte de la complexité des enjeux du pouvoir dans le monde moderne ; incapable aussi de sortir des préjugés pour affronter la modernité.
Si l'on se place maintenant sur les quelques invariants des populismes, on retrouve, populismes de droite ou de gauche confondus, quelques thématiques simples. La première est le présupposé que la politique est menée dans nos démocraties par une élite coupée des réalités, une classe fermée sur elle-même, mêlant politique, finance et médias. Cette classe se projetterait dans un avenir où disparaissent les identités nationales, ethniques, culturelles, pour ne laisser subsister qu'une différence sociale exacerbée. La seconde est le présupposé de l'existence d'un peuple formant encore une communauté cohérente - groupe national à droite, mélangé de classe sociale à gauche -, dont les valeurs doivent pouvoir structurer à nouveau le discours politique. En quelque sorte, nous nous trouvons en face d'un discours qui reprend la distinction maurrassienne classique du « pays légal » opposé au « pays réel ». S'y ajoute enfin la revendication d'un double lien entre le leader populiste et le peuple. Le premier passe par une identité de discours et par l'incarnation du peuple dans le leader ; le second se traduit par la référence appuyée à une démocratie directe au moins partielle, se concrétisant notamment autour de votations référendaires sur les grands sujets de société.
De Jean-Claude Michéa à Alain de Benoist, nous trouvons la même analyse de cette invention récente du « populisme » un concept fourre-tout, bien pratique pour discréditer tout mouvement ou idée, qui prendrait le peuple à témoin pour remettre en cause les abus et les privilèges de l'hyper-classe mondialisée ? Tous ceux qui n'adhèrent pas à « l'idéologie d'une démocratie radicale déracinée » ?(1)
Pour nombre d'adversaires du populisme, il s'agit simplement de discréditer tout mouvement, de gauche ou de droite, qui met en cause la domination d'un pouvoir auquel ils participent directement ou indirectement. La politique serait une chose bien trop sérieuse pour être laissée au peuple, et l'histoire de la construction européenne a ici valeur d'exemple caricatural, des discours des « pères fondateurs » aux référendums contournés. Le populisme remplace ainsi dans son rôle délégitimant le terme de "fascisme" largement usité dans la fameuse « reductio ad hitlerum », devenu trop éloigné des réalités des mouvements accusés et trop daté pour jouer pleinement son rôle de repoussoir.
D'autres adversaires du populisme ne se situent pas sur cette approche cynique. Leur conception de la démocratie postule l'existence d'un citoyen abstrait, pouvant vivre coupé de ses sphères d'appartenance, qui vont de la famille à la nation et aux analyses purement rationnelles. Un citoyen qu'ils ne trouvent pas, et pour cause, dans la réalité. En attendant le moment où l'homme sera capable de dépasser son intérêt personnel pour penser en citoyen idéal, ils se défient des mouvements populaires - des « émotions populaires » comme on disait. Et de ce que le registre de l'émotion et de l'irrationnel permet de déclencher les mouvements des foules, on conclut par une défiance envers tout sentiment, suspectant jusqu'à la philia aristotélicienne, nécessaire pourtant à la vie de la Cité, mais qui définit nécessairement un Autre.
En retournant cette question du populisme, qu'apprend-on sur les adversaires du populisme ?
Vous le voyez, il n'y a pas un, mais des adversaires du populisme. Cela va de l'héritier de Sieyès, cherchant dans une élection à plusieurs degrés la solution à des débordements populaires dont il faut sans doute toujours se méfier, jusqu'au dirigeant infatué de son pouvoir. Mais si le second méprise le peuple, ce n'est pas le cas du premier.
« Selon l'usage commun, un gouvernant élu qui écoute un bon peuple est populaire, mais s'il écoute un mauvais peuple. Il est populiste. »(1) Drôle de conception de la démocratie, non ?
D'où l'importance de la démocratie sondagière, pour nous donner à toute force les images de ce « bon peuple » qui valideraient les choix de la modernité. Mais l'instrument semble cassé, et il devient de plus en plus délicat de camoufler l'écart actuel entre une opinion publique revue et corrigée par les questions, et les panels, tandis que se multiplient par ailleurs les actions répressives (textes nouveaux, institutions ad hoc, actions en justice) contre la liberté d'expression d'une tout autre opinion publique.
Car, pour finir, en tant qu'expert de l'abstention(2) ne peut-on lier les deux phénomènes de désengagement populaire à l'égard de la politique et cette défiance extrême - certains populistes diraient ce mépris - envers le peuple par une partie des élites ?
Le vote suppose que le citoyen se reconnaisse dans un discours présenté par un homme ou une formation, en sachant qu'il est impossible de trouver une adéquation parfaite. Un choix se fait alors entre les offres politiques en fonction de priorités qui peuvent être analysées de manière rationnelle ou triées en fonction de ressentis. Encore faut-il que l'offre politique soit réelle, c'est-à-dire qu'elle permette aux formations présentes sur la scène politique de participer par des élus à l'élaboration de la norme. Lorsque l'offre n'est que de pure forme et que le citoyen n'a pas l'impression de pouvoir peser par son vote sur les choix politiques, il se tournera vers d'autres formes de participation, qui vont des associations à la grève, mais peuvent aussi déboucher sur la violence. La démocratie suppose le débat non seulement lors du choix des dirigeants, mais aussi lors de l'établissement de la norme. Si un système électoral permet de confiner ce débat en excluant de manière systématique certaines problématiques et en le resserrant entre deux approches presque identiques, l'électeur se sent dépossédé de sa parcelle de souveraineté, et n'est guère tenté de venir cautionner par sa présence aux urnes un système dont il se sent exclu.
Propos recueillis par David Sellos Le Choc du Mois mai 2011
1) Chantal Delsol, La nature du populisme ou les figures de l'Idiot, Les éditions Ovadia, Nice, 2008, 218 p.
2) Christophe Boutin, L'abstentionnisme électoral apaisement ou épuisement. Actes du colloque des 29 et 30 novembre 2001 F.-X. de Guibert.
*Christophe Boutin est politologue, professeur des Universités. Dernier ouvrage paru : Les grands discours politiques du XXe siècle (Flammarion, 2009).