Comme la loi, en France, est trop souvent une manière de démontrer qu'on a accompli quelque chose sans la moindre effectivité par la suite, il y a une obsession de la judiciarisation, en cette période éprouvante, qui constitue une sorte d'exutoire, comme une libération d'énergie et de ressentiment inemployés ailleurs.
Le nombre de plaintes d'origines diverses qui visent des ministres (la bagatelle de soixante-trois !) et d'autres personnalités peu ou prou concernés par la lutte contre la Covid-19 est innombrable et la Cour de justice de la République, si elle était saisie pour les premiers, serait surchargée.
J'ai déjà dit à quel point l'annonce de ces réclamations compulsives était intimidante pour les acteurs principaux du combat d'aujourd'hui et, en définitive, de nature à porter au comble un principe de précaution contradictoire avec ce qu'une action efficace exigerait plus que jamais (mon billet du 30 mars : "Qui échappera à la Justice demain ?!").
Derrière ce mouvement pervers, en tout cas prématuré, une confusion existe qui peut satisfaire la part vindicative de la société mais se trouve être infiniment dangereuse pour la Justice et l'équité.
Je ne nierais pas qu'au fil des mois, pour ce qui se rapporte à l'amont comme à l'aval, des dysfonctionnements, des erreurs, des négligences ont été révélés, notamment pour la gestion des masques. On vient encore d'apprendre qu'en pleine épidémie un million et demi de masques chirurgicaux ont été détruits dans la Marne (BFM TV). En France, globalement ou dans des secteurs ciblés, une incurie, une désorganisation et un manque de coordination importants ont été remarqués.
Il conviendra de déterminer s'il y a eu des infractions, des culpabilités, des intentions malfaisantes dans ce maquis aussi bien bureaucratique que politique, administratif que sanitaire.
Je sais que certains ont pris les devants avec par exemple la création d'un site pour faciliter les plaintes des citoyens avec l'espoir de multiplier les procès à venir.
Heureusement, même des avocats se sont élevés contre cette profusion de dénonciations, notamment Me Hervé Temime effrayé par cette chasse anticipée au coupable et les approximations juridiques de ces mises en cause (Le Point).
Des plaintes comme s'il en pleuvait. Toute erreur serait transgressive, toute maladresse coupable, toute rectitude imparfaite blâmable. A appliquer cette sévérité extrême, sans la moindre discrimination, beaucoup d'univers professionnels seraient constamment judiciarisés.
Surtout, songeant au futur, quand seront examinées à tête reposée toutes ces dénonciations dont certaines aujourd'hui paraissent déjà absurdes, je crains l'exacerbation d'un sentiment populaire (d'injustice, d'inégalité et d'impunité pour les puissants) face aux décisions de rejet qui pourraient être prises. L'humeur collective sera encore plus gangrenée qu'elle ne l'est actuellement.
A force de n'avoir pas tous les coupables et les condamnations dont elle a besoin, j'ai peur que la société ne se sente pas vengée des offenses qu'elle impute, à tort ou à raison, au pouvoir.
L'avenir sur ce plan également est sombre.
https://www.philippebilger.com/blog/2020/05/des-plaintes-comme-sil-en-pleuvait-.html