Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le troisième âge du capitalisme 5/5

le troisième âge du capitalisme.jpeg

Les conséquences sont connues. La privatisation des transports provoque l'augmentation de l'insécurité, et donc des accidents. La commercialisation des semences génétiquement modifiées (OGM) est acceptée avant qu'on ait pu véritablement connaître ses effets sur le milieu naturel et la santé. L'alimentation se détériore, car la concurrence des prix pousse à sacrifier la qualité des produits. La recherche de la performance conduit à supprimer, sous prétexte de rentabilité insuffisante, quantité de commerces, d'établissements ou de services sociaux qui donnaient auparavant un certain confort à la vie quotidienne. La rentabilité est elle-même estimée de manière purement marchande, sans prise en compte des effets à long terme, des externalités et des retombées non financièrement calculables.

On en est au point où l'Américain Francis Fukuyama, ex-théoricien de la « fin de l'histoire », peut se féliciter que « l'Organisation mondiale du commerce [soit] la seule institution internationale qui ait une chance de devenir un organe de gouvernement au niveau mondial » (28)!

« Les derniers masques tombent, conclut René Passet, et l'on voit se dessiner l'image du monde qu'entend nous imposer l'univers des affaires un monde mis en coupe réglée, tout entier finalisé par la fructification du capital financier, une planète enserrée dans le réseau tentaculaire d'une hydre d'intérêts n'ayant que des droits, imposant sa loi aux États et leur demandant des comptes, exigeant le dédommagement des manques à gagner liés à la protection sociale, à la défense de l'environnement, de la culture et de tout ce qui fait l'identité d'une nation. Le fric valeur suprême et les hommes pour le servir » (29).

Après la parenthèse du XXe siècle et l'échec des fascismes et des communismes, le capitalisme semble ainsi retrouver les ambitions démesurées qui étaient les siennes lors de son apparition. À certains égards, le capitalisme du troisième âge a d'ailleurs beaucoup plus d'affinités avec l'économie marchande pré-industrielle du XVIIIe siècle qu'avec l'économie manufacturière du XIXe Révélatrices sont les déclarations de l'ultralibéral David Boaz, vice-président du Cato Institute de Washington, selon qui le XXe siècle n'a jamais été qu'une parenthèse étatiste dans l'histoire du libre-échange.  « Le libéralisme, déclare-t-il, a d'abord conduit à la révolution industrielle et, dans une évolution naturelle [sic], à la nouvelle économie. Plutôt quel quelque chose d'entièrement nouveau, je crois que la] globalisation est le prolongement de la révolution industrielle [...] En un sens, nous sommes maintenant revenus sur la voie tracée au tout début du XV e siècle, à la naissance du libéralisme et de la révolution industrielle » (30). Et d'ajouter « L'idéal des libéraux n'a pas changé depuis deux siècles. Nous voulons un monde dans lequel les hommes et les femmes puissent agir dans leur propre intérêt [...] car c'est en faisant cela qu'ils contribueront au  bien-être du  reste de la société » (31). En clair : plus régnera l'égoïsme individuel, plus le monde sera meilleur !

Le marché scie la branche sur laquelle il est installé

Le capitalisme a conservé l'inhumanité de ses débuts, mais il emprunte désormais des formes nouvelles. Faut-il en conclure que son règne est irréversible ? L'histoire, en réalité, reste toujours ouverte.

Le capitalisme, on l'a souvent dit, se nourrit de ses propres crises. Mais il n'est pas sûr qu'il pourra toujours surmonter ses propres contradictions. Même s'il crée sans cesse de nouveaux besoins, programme l'obsolescence de ses produits et fait apparaître toujours de nouveaux « gadgets », on ne peut exclure l'hypothèse que l'abondance elle-même finisse par nuire au marché, dans la mesure où celui-ci ne peut fonctionner que dans une situation de rareté relative des biens produits. Un autre paradoxe est que, dans le système capitaliste, l'avantage compétitif se nourrit des différences entre les pays, alors que sa généralisation aboutit dans le même temps à les faire disparaître. La « bulle » spéculative ne pourra gonfler indéfiniment. Le système de l'argent périra par l'argent.

Pour l'heure, le monde entier vit à crédit. La dette mondiale cumulée (des ménages, des entreprises et des États) est passée depuis 1997 de 33 100 milliards de dollars à 37 200 milliards, soit le triple du PIB mondial. « D'une certaine manière, remarque Henri Guaino, la dérive du capitalisme industriel vers le capitalisme financier donne raison à Marx le capitalisme scie lui-même la branche sur laquelle il est assis » (32). Serge Latouche parle très justement d'un « système qui roule à toute vitesse, qui n'a pas de marche arrière, qui n'a pas de frein et qui n'a pas de pilote ». On danse sur un volcan.

Alain de Benoist Éléments N° 98 mai 2000

1) Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

2) Edward N. Luttwak, Le turbo-capitalisme, Odile Jacob, 1999.

3) Cf. Erik Izraelewicz, Le capitalisme zinzin, Grasset, 1999.

4) Cf. Michel Husson, « Jouer sa retraite en Bourse ? », in Le Monde diplomatique, février 1999, pp. 1 et 4-5. La discussion autour des fonds de pension est indissociable du débat sur le rôle de la capitalisation (par opposition à la répartition) dans le régime des retraites. Elle tourne parallèlement autour du ratio de dépendance mesurant la proportion de retraités par rapports aux actifs. Cf., à ce sujet René Passet, « La grande mystification des fonds de pension », in Le Monde diplomatique, mars 1997; François Chesnais, « Demain, les retraites à la merci des marchés », in Le Monde diplomatique, avril 1997

5) L’argument constamment répété aujourd'hui selon lequel des fonds de pension propres aux entreprises françaises permettraient à celles-ci d'éviter leur prise de contrôle par des investisseurs étrangers, stabilisant ainsi leur actionnariat tout en favorisant le développement de la Bourse de Paris, se heurte, entre autres objections, au fait que les marchés d'actions n'apportent pas d'argent frais aux entreprises.

6) Michel Albert, Capitalisme contre capitalisme, Seuil, 1991

7) Robert Boyer, « L'internationalisation approfondit les spécificités de chaque économie », in Le Monde, 29 février 2000, p. 19.

8) On se souvient notamment de la façon dont les entreprises avaient appelé les États au secours lors de la crise financière asiatique.

9) Cf. André Orléan, Le pouvoir de la finance, Odile Jacob, 1999.

10) Citons pour mémoire les fusions ou les rachats intervenus entre Travelers Croup et CityCorp, Mannesmann et Vodaphone, American Home et Warner-Lambert, Sanofi et Synthelabo, DASA et Aérospatiale Matra, Total et Petrofina, BNP et Paribas, Hoechst et Rhône-Poulenc, Alcan et Pechiney, Air Liquid et British Oxygen, TotalFina et Elf Aquitaine, Carrefour et Promodès, Renault et Nissan, Rober et Alchemy Partners, etc. Les concen trations touchent aussi le secteur bancaire, comme on l'a vu en France avec la fusion Paribas-Société générale et le rachat du CCF par le Britannique HSBC. Cette évolution a entraîné la disparition brutale d'un certain nombre de grands groupes français parmi les plus connus. Paribas, Pechiney, Elf, Seita, Aérospatiale, Rhône-Poulenc, etc.

11) On parle de « sélection inverse » lorsqu'il existe une forte différence entre les préférences immédiates et les préférences à long terme.

12) « Au nom des entreprises ? », in Le Monde diplomatique, février 1999, p. 4.

13) « Nouvelle économie », in Le Monde diplomatique, avril 2000, p. 1

14) Yves Le Hénaff, « Le temps des tulipes », in Politis, 13 avril 2000, p. 13.

15) « Les archaïsmes de la nouvelle économie », in Marianne, 10 avril 2000, p. 11

16)  « Contester le capitalisme ou résister à la société de marché? », in Esprit, janvier 2000, p. 129. 17 Dominique Plihon, art. cit., p. 4. 18. Op. cit., p. 159.

19) Le Nouvel Observateur, 14 octobre 1999.

20) Cf. Guy Sorman, La nouvelle solution libérale, Fayard, 1998. Dans son dernier livre, Marx à la corbeille. Quand les actionnaires font la révolution (Stock, 1999), un autre ultralibéral, Philippe Manière, célèbre également la montée en puissance des actionnaires, au point d'aller jusqu'à prôner la « démocratie capitaliste », c'est-à-dire l'avènement de la citoyenneté par achat d'actions : les changements politiques ne seraient plus décidés par les électeurs, mais par les actionnaires ! Comme il n'y a en France que 12 % des ménages à posséder des actions, un tel projet reviendrait à réinstaurer le système censitaire.

21 Art. cit., p. 4.

22) « Les deux cent golden boys », in Le Nouvel Observateur.

23) Les principaux théoriciens français de la régulation par l'État (hétérorégulation) sont Robert Boyer (Théorie de la régulation l'état des savoirs, Découverte, 1995) et Robert Aglietta (Régulation et crises du capitalisme, Odile Jacob, 1987). En dehors des instruments classiques de la politique budgétaire, monétaire et fiscale, les mesures de régulation les plus fréquemment citées sont le salaire minimum, la réglementation du travail, les normes environnementales, les ratios prudentiels imposés aux banques, etc.

24) Cf. Gérard Desportes et Laurent Mauduit, La gauche imaginaire et le nouveau capitalisme, Grasset, 1999.

25) Cf. Bernard Perret, « Les impasses du libéralisme social », in Esprit, février 1999, qui noté que, « réduite à ses termes essentiels, la question sociale considérée d'un point de vue libéral pourrait s'exprimer de la manière suivante : comment ramener les inégalités à un niveau politiquement acceptable tout en laissant au marché le soin de fixer la hiérarchie de la richesse et du pouvoir social ? » (p. 65).

26) Wolfgang H. Reinicke, Global Public Policy. Governing without Government, Brookings Institution Press, Washington 1998.

27) Transversales Science/Culture, mars-avril 2000, p. 3.

28) « La gauche ingrate contre l'OMC », in Le Monde, 8 décembre 1999.

29) « Au-delà de l'AMI », in Transversales Science/Culture, mars-avril 1998, p. 19.

30) le Monde, 25 janvier 2000.

31) Ibid.

32)  « Des brèches s'ouvrent dans le front de la pensée unique », in Marianne, 24 janvier 2000, p. 26.

Les commentaires sont fermés.