Dans un tel contexte, le risque est grand de voir disparaître avec le temps toute vision du monde organisée : l'éclatement nihiliste de toutes les valeurs et de toutes les perspectives ne s'explique pas seulement par l'évolution du cours social et culturel de l'Occident, mais trouve aussi sa source dans la difficulté à rassembler les efforts menés dans chaque domaine pour faire vivre la pensée. Descartes, en son temps, pouvait à la fois révolutionner la philosophie, les mathématiques et l'optique, et, par ses recherches, donner de la sorte une unité et une direction au travail de la pensée. Aujourd'hui, le plus exceptionnel des érudits se sent lui-même perpétuellement dépassé par l'immensité du champ de ce qu'il ignore, et les connaissances les plus extraordinaires suffisent à peine à tisser des liens entre différents domaines. Mais ce travail est indispensable, et il nous faut des érudits du niveau d'Alain de Benoist pour le faire avancer.
Établir une synthèse est un acte de création
C'est par l'érudition, en effet, que notre auteur est parvenu à lier des compartiments de la pensée avant lui cloisonnés, et c'est donc par l'érudition qu'il a restitué des perspectives de pensée et d'action à ses lecteurs. Puiser dans la matière des recherches de Dumézil sur le monde indo-européen, examiner les apports de Gehlen et de Lorenz sur l'étude de l'éthologie humaine et animale, s'intéresser au principe de non-séparabilité en physique et à l'exhumation de penseurs politiques méconnus, dans l'hexagone ou ailleurs (comme Althusius), tout en montrant comment tous ces éléments peuvent être liés, voilà quel fut son tour de force. Établir une synthèse n'est pas un acte neutre : c'est bel et bien un acte de création. On aurait pu se référer à ces mêmes éléments en les liant entre eux d'une façon différente; ou en les associant à d'autres courants d'idée : cela aurait donné une autre vision. Mais Alain de Benoist est parvenu à faire valoir les mérites de la sienne, et c'est en quoi il a fait preuve de son talent.
L'érudition n'est certes pas le seul moyen de parvenir à une vision du monde globale et cohérente. L'art en est un autre, et l'on pourrait encore malgré tout faire de la philosophie générale aujourd'hui sans forcément adopter une posture explicitement érudite, en se contentant de commenter dans ses livres la tradition philosophique intérieure qu'on porte en soi. Mais ce recours explicite à l'érudition - c'est-à-dire à l'érudition érigée comme démarche - revêt un mérite immense : elle crée des ponts entre les disciplines et nous rappelle que les micro recherches effectuées dans chaque domaine spécialisé n'ont d'intérêt et ne peuvent avoir de sens qui si nous ne renonçons pas à les interpréter d'une façon interdisciplinaire pour les structurer et faire en sorte qu'elles nous aident concrètement à vivre. C'est précisément à un authentique travail de synthèse que doivent désormais, et plus que jamais, se livrer les faiseurs de monde. Sans synthèse des connaissances, il ne sera plus possible de rafraîchir et de perpétuer dans la société une vision des choses globale et cohérente - ou plutôt des visions -, et donc de donner du sens à la vie. Si la pensée d'Alain de Benoist a suscité autant d'enthousiasme, en France et ailleurs, au cours des quarante dernières années, et si elle a suscité en même temps autant de polémiques et d'hostilité, c'est qu'elle est une des dernières pensées vivantes du monde actuel, une des dernières pensées qui ait vraiment quelque chose à dire et qui propose un regard spécifique d'ensemble, dans un univers représentationnel et symbolique par ailleurs fragmenté, sans ordre et sans unité.
En ces temps où les intellectuels désertent leurs responsabilités, où ils s'abritent derrière la « neutralité » consensuelle et confortable de recherches froides, insipides et mécaniques, menées sans autre préoccupation que de s'assurer une carrière, et sans plus investir en profondeur le travail de la pensée, il est réjouissant de voir des auteurs travailler encore à la constitution d'un véritable corpus de pensée, comme s'il en allait pour eux d'une aspiration vitale, d'une exigence intime de tout leur être. En plus du talent, la vertu d'Alain de Benoist est donc d'abord d'avoir du courage et du cœur : le courage de penser vraiment, en rattachant la pensée à une fin - c'est-à-dire toujours, en un sens, à la vie bonne -, et le cœur de se projeter activement dans l'existence, de s'engager, non pas à la manière étroite et bornée des militants, mais comme un homme qui a le souci des choses - ce souci dont Heidegger faisait à juste titre la marque du Dasein, de l'humanité authentique, et pour tout dire de la grandeur...
Quant à Jésus et ses frères, ce livre fait suite, en quelque sorte, à Comment peut-on être païen ? et à L'éclipsé du sacré (dont Alain de Benoist estime, dans C'est-à-dire, qu'il constitue l'un des livres qu'il est fier d'avoir écrit). L'ouvrage approfondit le sillon de la réflexion menée par l'auteur sur les questions relatives à la religion. Outre une série de textes passionnants sur l'histoire de Jésus, le recueil s'interroge sur l'idée de Dieu, mais aussi sur les rapports souvent étroits qui unissent l'intolérance et la foi. Le livre dresse également un bilan détaillé de le pontificat de Jean-Paul II, et analyse l'élection de Benoît XVI (non sans s'interroger sur ce que pourrait être la stratégie à long terme de celui qu'on nommait parfois le Panzerkardinal, du temps où il était préfet pour la Congrégation de la doctrine de la foi). Un texte volumineux et fondamental sur le sens et la nature du phénomène religieux, « Qu'est-ce qu'une religion ? », retient aussi particulièrement l'attention, ainsi qu'une série d'entretiens gravitant autour de ces problèmes.
Dans l'œuvre d'Alain de Benoist, au-delà des polémiques suscitées par les critiques du christianisme, et au-delà de l'exhumation du patrimoine culturel païen - qui n'a jamais été poussée chez l'auteur au point d'appeler à une reviviscence des anciens cultes, mais simplement à leur redécouverte, susceptible de redynamiser la pensée dans le présent -, on a peut-être trop sous-estime l'importance des écrits sur la religion en général. En évoquant son œuvre, on pense la plupart du temps d'abord à ses réflexions proprement politiques sur la différence, la citoyenneté, la démocratie, etc. Mais cette perspective à courte vue semble oublier que les fondements proprement philosophiques de cette pensée reposent d'abord sur des questions telles que l'articulation de l'un et du multiple, ou encore la remise en cause de la métaphysique, très inspirée ici de la méditation heideggérienne.
De ce point de vue, l'entretien accordé à Danièle Masson, reproduit dans le volume, est absolument admirable. En lisant ces pages, on mesure à quel point la réflexion d'Alain de Benoist est riche d'une base philosophique qui manque à la plupart des politologues, sociologues et historiens des idées contemporains. Et l'on peut regretter qu'il n'ait pas davantage investi, au cours de sa carrière, le terrain de la philosophie pure, pour lequel il a de toute évidence un talent remarquable..
Morale arétique et morale idéologique
Les pages consacrées au dualisme et au monisme, à la mystique médiévale, à la morale, ou encore au désir, sont d'une richesse incomparable. Elles ne sont pas dépourvues de liens avec les textes plus politiques de l'auteur : au contraire, elles leur apportent une fondation. La remise en cause de la doctrine nominaliste de Guillaume d'Ockham, par exemple, est en quelque sorte le soubassement de la critique de l'individualisme libéral. La réflexion sur la pleonexia grecque (le « vouloir-plus ») fonde indirectement l'appel à sortir de la logique moderne de la croissance. L'opposition entre le temps cyclique et le temps linéaire explique la montée en puissance de l'idéologie du progrès, une fois les schémas de pensée chrétiens sécularisés et transformés en religions politiques matérialistes ou positivistes. La distinction entre la morale arctique et la morale déontologique porte en sous-main le développement de l'idéologie droit-de-l’hommiste actuelle. Le passage d'une éthique collective de l'honneur à une morale du péché, rabattue sur le for intérieur, justifie pour ainsi dire le désengagement communautaire contemporain et le déclin de la vertu civique.
Jésus et ses frères, en somme, ne doit pas être considéré comme un ouvrage mineur d'Alain de Benoist. C'est au contraire un livre qui, en rassemblant des textes de styles et de tons disparates, propose des éléments essentiels de sa réflexion. Un livre qui étend sa réflexion à des champs de la pensée établissant les piliers à partir desquels, pour ainsi dire, l'œuvre a pu s'édifier.
Paul Masquelier éléments N° 124 printemps 2007
C'est-à-dire, Les Amis d'Alain de Benoist, Paris 2006,2 vol., 350 et 330 p., 49 €.
Jésus et ses frères, Les Amis d'Alain de Benoist, Paris 2006,320 p., 27 €.