Ce qui a pu contribuer à choquer certaines bonnes âmes, indépendamment des raccourcis qui ont été donnés de sa pensée et de la partialité pure et simple de biens des commentateurs, c'est tout simplement que, chez Alain de Benoist, toutes les questions méritent d'être posées. Ce ne sont pas les réponses qui suscitent la défiance, car, encore une fois, elles sont toujours très nuancées, et devraient donc de ce fait, dans la plupart des domaines, susciter un relatif consensus. Mais on n'est tout simplement plus habitué, en France, à entendre certaines interrogations formulées on pense plus commode de ne plus s'interroger sur ce qui fait vraiment problème, de peur d'avoir à en tirer des conclusions susceptibles de miner l'optimisme ambiant; on applique en tout et pour tout la politique de l'autruche, certains que le wishful thinking nous prémunira contre toutes les difficultés - et à force de se répéter qu'il n'y a pas de mur, on en vient à se persuader qu'il sera inutile de chercher le moyen de le contourner. Chacun peut donc continuer en paix de vaquer à ses occupations (qu'il s'agisse de briguer des postes et des honneurs, de gagner un statut - universitaire ou autre -, c'est-à-dire en somme de participer comme les autres au grand jeu de la consommation…).
Naissance et évolution de la Nouvelle Droite
Le livre retient également l'attention parce qu'Alain de Benoist y propose un retour sur les grands épisodes de son parcours intellectuel, ce qui ne manquera pas de passionner tous ceux qui se sont intéressés à lui au fil des années. Il y commente ses motivations, la naissance de la « Nouvelle Droite », l'évolution du mouvement, les difficultés par où il est passé : il y évoque certaines des amitiés qu'il a pu nouer au cours de sa carrière, avec Louis Pauwels, notamment, ou encore avec Georges Dumézil et Jean-Edern Hallier. Les entretiens, finalement, regorgent souvent d'indications biographiques, qui aident à mieux saisir le personnage et son évolution. Ils dévoilent aussi une grande sensibilité, parfois de l'amertume et de la nostalgie, mais souvent une profonde humanité et, en tout cas, une ténacité à toute épreuve.
L'ouvrage, comme toujours, mobilise enfin une somme encyclopédique de références, quoique de manière moins directe qu'à l'accoutumée (dans des genres comme l'entretien, le témoignage ou le débat, les appels de notes sont interdits !). Probablement est-ce là, en un sens, la démarche même de l'auteur, son trait le plus spécifique : sur chaque sujet, un encyclopédisme créateur rassemble les sources, confronte les perspectives, trie les informations et envisage de nouvelles synthèses.
Par son caractère rétrospectif, par le fait qu'il revient sur les grandes préoccupations d'Alain de Benoist, exprimées au fil de ses différents livres, C'est-à-dire invite à regarder en arrière et à contempler l'œuvre accomplie. Quelle place accorder à cette soixantaine d'ouvrages érudits, à ces milliers d'articles, dont ces deux nouveaux volumes sont en quelque sorte l'évocation indirecte, et dont ils reprennent la matière en se retournant sur elle, en la commentant - et en l'explicitant même parfois, lorsqu'il en était besoin pour dissiper la confusion ou prévenir la calomnie. Certains des détracteurs d'Alain de Benoist lui reprochent avec une certaine facilité (voire une certaine jalousie ?) de s'en remettre à la citation et au commentaire au lieu de produire lui-même de nouvelles idées. C'est que l'érudition effraie ceux qui ne prennent même plus la peine de lire : on sait par des études sociologiques que le niveau de culture moyen des classes dites intellectuelles, et des professeurs d'Université notamment, est en chute libre depuis la fin des années 1970. Certains trouvent plus simple de se croire dotés d'une sorte de science infuse, qui leur épargne la peine d'avoir à se documenter avant d'avancer péremptoirement des idées « originales ».
Pour cela, les critiques visant Alain de Benoist sont évidemment injustes. Elles reviennent d'une part à méconnaître l'extrême singularité de bien des vues de l'auteur, notamment dans le domaine politique, ou encore dans celui de la réflexion religieuse, à laquelle il a consacré quelques-unes de ses plus belles pages. Et, par suite, elles reviennent à méconnaître le caractère créateur de toute entreprise de synthèse. La modernité a voulu vivre dans l'idée que la créativité tenait exclusivement à l'innovation. Dans le monde ancien, au contraire, on estimait que le créateur se distinguait d'abord par la singularité de l'interprétation qu'il donnait de la matière traditionnelle dans laquelle chacun puisait. On attendait des penseurs qu'ils soient des disciples doués et autonomes, mais non des philosophes révolutionnaires : dans les sociétés traditionnelles, les sages ne désiraient jamais que réagencer d'une façon personnelle les idées de leur(s) maître(s), sans prétendre en inventer à proprement parler de nouvelles. Le culte de la nouveauté a pu conduire à bien des errements, en incitant dans un premier temps les auteurs soucieux de se distinguer à explorer des horizons toujours nouveaux (l'apologie du novum est une des pierres angulaires de l'idéologie du progrès), au risque éventuellement de les détourner ainsi du bon sens et de les pousser à spéculer sur des abstractions éthérées, qui seules autorisaient encore vraiment un champ d'investigation inédit - et en tout cas valorisant et original. Mais le culte du nouveau a surtout tendu, dans un second temps, à épuiser la vraie créativité en contraignant les auteurs à une hyper spécialisation sclérosante, qui permet seule maintenant de dénicher des poches résiduelles de nouveauté, dans un monde où toutes les grandes idées générales ont déjà été formulées à de multiples reprises, par une multitude de penseurs, sous une multitude de formes. Dans son livre, Alain de Benoist écrit : « Un intellectuel n'est jamais que la somme des commentaires que lui inspirent ses lectures ». Ce n'est pas là une simple marque de modestie, ni une réflexion anecdotique. La vérité vaut pour tout un chacun, on ne crée qu'en puisant dans un patrimoine...
Nous traversons actuellement une ère tout à fait inédite de l'histoire : pour la première fois, l'humanité est en mesure d'avoir un accès presque instantané à une quantité innombrable de textes, et il en découle un rapport très particulier à la pensée. Par le passé, un auteur oublié ne pouvait guère être exhumé par la bonne volonté des érudits : une fois les textes tombés en désuétude, ils se perdaient rapidement, faute de moyens de duplication suffisants, et ils sortaient pour toujours de la mémoire collective. L'histoire ne retenait ainsi qu'un nombre limité d'auteurs à étudier, et il était pour cette raison possible aux grands esprits d'alors (jusqu'au XVIIe siècle au moins) d'être compétents dans presque tous les domaines de la pensée, de la littérature aux mathématiques, en passant par la philosophie, la physique et les sciences naturelles : les exemples d'Aristote, de Léonard de Vinci, de Pascal et de Goethe sont là pour en attester. Avec l'extension du champ des connaissances, en revanche, la spécialisation est devenue une donnée presque nécessaire de la vie intellectuelle. La pensée s'est progressivement compartimentée en une multitude de disciplines plus ou moins séparées, et chaque spécialiste s'est de plus en plus trouvé contraint d'étudier son infime portion d'univers. De manière symptomatique, les philosophes de « renom » de la seconde moitié du XXe siècle (après la génération de Heidegger et de Sartre) n'ont plus finalement été eux-mêmes à différents niveaux que des spécialistes, reconnus seulement par la petite communauté de leurs pairs, spécialistes comme eux, et par la force des choses coupés du grand public.
À suivre