Éléments - Le premier tome des Journaux de guerre est consacré aux «années terribles» 1914-1918. Les livres qu'écrit Jünger ont pour titre : Orages d'acier, Feu et sang, Feu et mouvement, Sturm… La guerre, écrit-il, est un « jeu magnifique et sanglant auquel les dieux prenaient plaisir ». Pouvez-vous commenter cette phrase ?
Julien Hervier - Jünger se disait franchement athée durant la Première Guerre, et les dieux ne sont là que pour donner figure à la puissante volonté de la Nature. Il était alors très nietzschéen, et l'on peut voir là une résurgence de l’amor fati du philosophe : le monde étant ce qu'il est, il est vain de le nier, et mieux vaut l'accepter dans la joie; mais c'est aussi un témoignage de l'inconscience presque enfantine d'un très jeune soldat qui, en dehors de toute considération morale, voit dans la guerre un jeu qui l'arrache à cette platitude bourgeoise qu'il exècre. Dans son âge mûr, il modifiera profondément sa position, sans toutefois renier le jeune héros qu'il a été.
Éléments - Si la Première Guerre mondiale fut pour Jünger celle de l'exaltation guerrière, « une expérience des limites qui transforme l'homme de l'intérieur », la Deuxième, à laquelle il ne participa que peu, fut-elle vraiment pour lui, comme il l'écrit, celle des « sombres périls du monde démoniaque », celle des « équarrissoirs » ?
Julien Hervier - Jünger a même dit qu'il se sentait plus en danger à l'État-major parisien, dans le «ventre du Léviathan», que lorsqu'il affrontait les dangers matériels de la Première Guerre ! Hitler, Kniébolo comme il le surnomme en pensant au mot « Diabolo », est pour lui un être démoniaque et les exécuteurs de ses basses œuvres sont des «Lémures». On pouvait être tué ou horriblement mutilé dans la Grande Guerre, mais on ne pouvait pas se trouver en situation d'obéir à des ordres ignobles, ou d'être soumis soi-même à des traitements indignes. Pour exprimer cela d'une manière assez schématique, on pourrait dire que la première fois il ne risquait que sa vie, mais que la seconde il risquait son âme. Il est sûrement plus facile d'être héroïque sur un champ de bataille que dans un camp de concentration.
Éléments - Le second tome des Journaux de guerre comprend notamment Jardins et routes, Premier journal parisien, Second journal parisien. Officier à Paris pendant l'Occupation, Jünger rencontra de nombreux intellectuels et artistes français (Picasso lui proposa même qu'ils négocient ensemble la paix!), se promena dans la capitale, visita ses cimetières, fréquenta les bouquinistes, lut beaucoup, etc. Que penser de cette attitude ? Était-il vraiment devenu un «contemplateur solitaire», un homme «au-dessus de la mêlée » ?
Julien Hervier - Cette attitude hédoniste et les aspects mondains de la vie que menait Jünger à Paris ont été la source des plus vives critiques contre lui. Beaucoup de lecteurs acceptent mal qu'on puisse fréquenter les grands restaurants parisiens tandis que d'autres meurent de faim ou périssent sous les bombes. C'est surtout l'effet de proximité qui joue et nous choque : nous-mêmes, actuellement, savons fort bien que l'on meurt de faim au Darfour ou en Corée du Nord, ou encore que la junte birmane traite ses populations d'une manière atroce. Cela n'empêche pas les bons restaurants parisiens d'être pleins tous les week-ends. Seuls les saints sont capables d'abandonner tout ce qu'ils possèdent pour vivre comme les plus démunis. Durant la Première Guerre, où les soldats allemands étaient beaucoup plus mal nourris que les poilus français, Jünger a d'ailleurs toujours su se réjouir d'une bonne bouteille de vin ou des provisions, somptueuses à ses yeux, qu'il pouvait trouver dans un abri anglais abandonné par ses défenseurs. Et pourtant, il était au milieu de la bataille et ne savait pas s'il vivrait encore le lendemain soir. Cette capacité à jouir des petits plaisirs de la vie, quelles que soient les circonstances, me semble être une question de tempérament plutôt que de morale - à condition, bien sûr, comme l'a toujours fait Jünger, de venir en aide quand on le peut à ceux qui vous entourent.
Quant à la volonté de paix qu'il ressent très tôt, alors que les Allemands sont encore victorieux partout, il l'a exprimée dans son essai sur La paix, diffusé d'abord sous le manteau. Même s'il reste très attaché à son propre pays, Jünger espérera ensuite en la formation d'une Europe unie, et rêvera même d'un État universel qui rendrait impossibles les grands conflits. Mais il ne croit pas pour autant à la disparition des guerres, qui renaîtront toujours sous des formes nouvelles.
Éléments - Faites-vous vôtre le propos de Hannah Arendt, qui voit dans ces journaux d'occupation « le témoignage le plus probant et le plus honnête de l'extrême difficulté que rencontre un individu pour conserver son intégrité et ses critères de vérité et de moralité dans un monde où vérité et moralité n'ont plus aucune expression visible » ?
Julien Hervier - Ce propos d'Arendt part d'une constatation philosophique terrible : Nietzsche a été le premier à nous annoncer que le nihilisme, le plus inquiétant de tous les visiteurs, frappait à notre porte. Mais au XXe siècle, avec les régimes totalitaires, hitlérien ou stalinien, le nihilisme a cessé de concerner la seule spéculation intellectuelle pour se réaliser en acte dans la politique mondiale. Arendt exprime son estime pour Jünger en tant qu'individu, car il a su rester fidèle à la morale chevaleresque qui assurait sa propre dignité; mais elle marque aussi les limites de cette attitude, qui ne saurait constituer une solution globale aux problèmes de notre temps. Alors qu'après la guerre Jünger se bercera de l'illusion que nous avons «passé la ligne» du nihilisme absolu, Arendt pense, comme Heidegger, qu'il faut encore réfléchir « sur la ligne » et poser le problème en termes complètement neufs par rapport à ceux de la vieille volonté de puissance de la métaphysique.
À suivre