Un siècle après le putsch lénniste d'Octobre rouge, le paysage mémoriel russe est fascinant, oscilant entre scories d'une nostalgie soviétique et retour puissant d'un souvenir orthodoxe et tsariste. En 2017, que reste-t-il des fantômes de Lénine et de Nicolas II ?
Depuis quelques mois les rues moscovites et petersbourgeoises offrent le spectacle d'une foule bigarrée exhibant des icônes, des portraits du dernier tsar Nicolas II et des pancartes ornées de slogans patriotiques, traditionalistes et favorables à l'ancienne dynastie Romanov. Des Russes ordinaires défilent, précédés de popes orthodoxes. Au-dessus des têtes flotte l'ancien drapeau impérial noir, or et blanc.
Derrière ces manifestations, il y a d'abord une « foi nationale » mêlant orthodoxie et patriotisme de la « Sainte Russie ». Le 12 septembre dernier, une procession de 100 000 personnes serpentait à Saint-Pétersbourg, en l'honneur du transfert des reliques d'Alexandre Nevski (1220-1263), héros médiéval de la foi orthodoxe et vainqueur des Teutoniques.
Le tsar au cinéma
Cependant, l’observateur avisé pouvait apercevoir, dans cette même procession, d'énigmatiques pancartes frappées d'un nom féminin Matilda. Un nom qui enflamme la Russie depuis près d'un an, lorsque les Russes apprirent que ce film, réalisé par Alexis Ouchitel, serait diffusé pour l'automne 2017. Matilda ? C'est le prénom d'une ballerine russe qui entretint en 1890 une liaison avec le futur Nicolas II. Un film contant les amours interdites d'une danseuse et du tsar martyr ? Il n'en fallait pas davantage pour susciter l'indignation d'une partie de la Russie. Les manifestations se sont multipliées, et un mystérieux groupuscule « État chrétien - Sainte Russie » a appelé à faire barrage, par la violence, à la diffusion du film. En septembre dernier, une camionnette remplie de bonbonnes de gaz tentait de pénétrer dans une salle de cinéma de Saint-Pétersbourg. Évidemment, ces quelques agités - dont le Patriarcat de Moscou s'est fermement désolidarisé - ne sauraient représenter la foule des manifestants. Il n’empêche : la tension est palpable, et embarrasse fortement le pouvoir. D'un côté, les autorités ont signé le visa d'exploitation du film, suscitant une certaine grogne envers Poutine. De l'autre, on s’aperçoit que le chef de file des « anti-Matilda » n’est autre que Natalia Poklonskaïa, ex-Procureur de Crimée et député du parti poutinien Russie Unie. Anticipant les troubles, deux grands réseaux de cinéma ont renoncé à la diffusion de l’œuvre.
Pour comprendre cette émotion, il faut rappeler la vie de Nicolas II (1868-1918). Le souverain ouvrit son règne par une tragédie : à l’occasion de son couronnement, en 1896, une terrible bousculade fit près de 1 400 morts à Moscou. Son cheval blanc se couvrait de sang mauvais présage pour la Russie. Nicolas II, comme ses prédécesseurs, eut fort à faire avec les socialistes et les terroristes anarchistes. Il dut réprimer la révolution de 1905 et, initiant un ersatz de libéralisme politique, accepta en 1906 la réunion d'une assemblée, la « Douma d'État ». Mais c'est la guerre qui allait apporter un « vent mauvais ». À partir de 1914, l'Empire s’enfonça dans une terrible misère. Les souffrances d'un peuple russe affamé et saigné à blanc par le conflit provoquèrent, en février 1917 une agitation populaire à Saint-Pétersbourg, menant à la chute de la monarchie et à l'avènement d'une République dominée par la figure social-libérale de Kerenski. Sous la pression des soviets, le Gouvernement provisoire de Kerenski fit arrêter la famille impériale. Elle fut plus tard conduite par les Bolcheviques à Ekaterinbourg, dans l'Oural. C'est là, en juillet 1918, que les Romanov furent massacrés sur ordre de Lénine.
Leurs restes furent découverts en 1990 et inhumés en 1998. Deux ans plus tard, Nicolas II et sa famille étaient canonisés par l'Église russe. L'État poutinien a reconnu en 2008, par la voix du président de la Douma, que l'assassinat des Romanov fut un abominable crime du bolchévisme. Il n’est pas rare de voir des icônes représentant l’empereur et sa famille, portant la cape rouge du martyre.
Un siècle après la guerre civile
On le voit, le souvenir blanc est bien présent en Russie. Mais le spectre du bolchévisme ne s’efface pas d'un revers de main et la guerre civile (entre 8 et 20 millions de morts) a laissé des traces. Naturellement, la vieille historiographie rouge a longtemps dépeint les Blancs comme des traîtres. Aussi la sortie, en 2008, d'un grand film consacré à Alexandre Koltchak (Amiral, d'Andreï Kravtchouk) fut une occasion de controverse en Russie. Cet hommage cinématographique appuyé - avec la complicité de l'État - à celui qui fut un héros de la Grande Guerre et surtout le Gouverneur suprême de la Russie anti-bolchevique, constituait un prodigieux renversement des rôles par rapport à la tradition rouge. La chute du communisme puis l’avènement de Poutine ont permis la réhabilitation officielle et spectaculaire de Koltchak. Cependant, quelques nostalgiques du soviétisme grinçaient encore des dents lorsqu'une nouvelle plaque pro-Koltchak fut installée en Sibérie, début 2017
Lénine inventeur du totalitarisme
Mais c'est surtout la figure de Lénine qui, en ce centenaire du putsch d'Octobre 1917 devrait être au cœur de toutes les attentions. Derrière les statues figées du révolutionnaire se cachent cynisme et cruauté, comme le montre le dernier ouvrage de Stéphane Courtois (Lénine, l'inventeur du totalitarisme, Perrin). Fils d'une famille bourgeoise des bords de la Volga, hanté par le souvenir d'un frère pendu pour terrorisme, Lénine fut le chef incontesté de ce qu'on appela le bolchévisme. Nourri du Capital de Marx et du Catéchisme du révolutionnaire de Netchaïev fasciné par la Révolution française - dans les plans d'élimination des Koulaks, il allait rebaptiser la Volga « la Loire » en référence à l'extermination des Vendéens - Lénine systémisa la terreur politique, disqualifiant sans pitié ses adversaires et transformant les militants en un groupe docile et soumis. Travailleur acharné de la Révolution, bien décidé à liquider la paysannerie et à la remplacer par un prolétariat qui seul méritait de « faire peuple », Lénine fut, selon Courtois, le véritable « inventeur du totalitarisme ». Par le putsch d’octobre qu'avaient manigancé les gardes rouges, il sut confisquer à son profit la Révolution initiée en février 1917. La violence et le sang allaient, dès lors, accompagner la conquête du pouvoir menée par Lénine, jusqu’à l’établissement d'un empire rouge.
Remis au goût du jour à l’occasion de la « déstalinisation » opérée par Khrouchtchev dès 1956, Lénine est une figure ambivalente en Russie. D'un côté, sa popularité demeure : certains séparatistes de Novorussie n'hésitaient pas à défiler avec des drapeaux rouges ornés de son visage. Une allée de bustes des « dirigeants russes » a récemment été inaugurée à Moscou. Entre les visages des Tsars et de Gorbatchev on trouve celui de Lénine : c'est la première fois, depuis 1991 qu'une effigie du Bolchevique est publiquement installée en Russie.
Mais gardons-nous des conclusions hâtives. La Russie de Poutine ne compte pas rendre hommage à 1 agitateur bolchevique, dont le mausolée, place Rouge, embarrasse le pouvoir. Poutine préfère encore Staline, vainqueur de l'invasion étrangère lors de la « Grande guerre patriotique », à Lénine, idéologue révolutionnaire qui « crachait sur la Russie ». Surtout, l'État est soucieux de ne pas alimenter de fractures mémorielles. Quoi qu'il en soit, la Russie de 2017 est bien loin de la France des années 50 ou 60, où un poète reconnu comme Aragon chantait « Les yeux bleus de la Révolution brillent d'une cruauté nécessaire ».
La Russie est un pays complexe, où se côtoient bannières tsaristes et reliquats de drapeaux rouges, vieilles statues léninistes et nouvelles plaques d'hommage aux soldats blancs. Un pays complexe et passionné, à l'image de la puissante symphonie soviétique de Prokofiev à la gloire du héros médiéval Nevski. Rouge ou blanche, toujours immense et tumultueuse, la Russie demeure, par-delà « le siècle de 1917 ».
François La Choüe monde&vie 19 octobre 2017 n°946