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La République et la Question ouvrière 2/3

II. Causes politiques

À la nouvelle de l'atroce tuerie de Draveil, on crie un peu partout que c'est la guerre sociale. Ce n'est pas la guerre sociale, c'est la guerre civile. La cause première de ces massacres est politique. Si le travailleur et le soldat se sont rués l'un contre l'autre, c'est en vertu de la cause profonde qui égare à la fois l'ouvrier et le bourgeois, mais le bourgeois plus que l'ouvrier, celui-ci ne pouvant que s'agiter dans cette impasse, tandis que le bourgeois pourrait, s'il y voyait, découvrir une issue qui délivrerait tout le monde. On a mis sur les yeux de la bourgeoisie un obturateur.

Une condition absurde et inhumaine ne peut que provoquer des actes déraisonnables et inhumains : l'ouvrier, qui n'a que son travail et son salaire, doit naturellement appliquer son effort à gagner beaucoup en travaillant peu, sans souci d'épuiser l'industrie qui l'emploie. Pourquoi se soucierait-il de l'avenir des choses, dans un monde qui ne se soucie pas de l'avenir des gens ? Tout dans sa destinée le ramène au présent : il en tire ce que le présent peut donner. Qu'il le pressure, c'est possible. Il est le premier pressuré.

— Mais il n'en tue pas moins la poule aux œufs d'or, ce qui n'en est pas moins d'un pur idiot.

— Admettons qu'il soit idiot, mon cher Monsieur ; et vous ? Vous le blâmez de compromettre son avenir : donc, vous le priez d'y songer ; or, voulez-vous me dire sous quelle forme un prolétaire salarié peut concevoir son lendemain : si ce n'est pas sous forme de gros salaire toujours enflé, il faudra bien qu'il se le figure comme la conquête de ce que vous nommez votre bien, et de ce qu'il appelle instrument de sa production. Ces prétentions, peut-être folles, sont celles qui devaient naître du désespoir d'un être humain réduit à la triste fortune du simple salarié. Tout lui interdisait la prévoyance raisonnable : sa prévoyance, devenue déraisonnable, n'en a pas moins produit de magnifiques vertus de dévouement mutuel. Elle a étroitement lié les uns aux autres les citoyens de la cité ouvrière, les membres du quatrième État. Qui les vit à Draveil dut admirer leur bravoure, leur obstination héroïque. L'impassibilité des prolétaires sous le feu répondait à l'impassibilité des soldats sous les pierres ; sous le veston et sous l'uniforme, le vieux sang français a rendu un égal témoignage de noblesse et de dignité. La pensée profonde de chaque émeutier était, d'ailleurs, « rien à perdre, tout à gagner », car l'incertitude du lendemain exaspère et affole, comme l'assurance du lendemain calme et pacifie.

— Vous y venez : on se battait donc pour le pain. Cette bataille était bien sociale.

— Elle est politique, et c'est vous qui viendrez à mes évidences. L'état d'esprit des manifestants de jeudi s'explique par leur condition sociale : mais le combat sort d'autres causes, celles-là mêmes qui vous aveuglent vous.

Votre aveuglement est né des injustices dont vous souffrez. Il est injuste qu'un pays comme le nôtre, où le nombre des ouvriers mineurs, par exemple, n'atteint pas le deux centième de la population, soit incessamment fatigué, depuis trente ans, par leurs cris. L'Allemagne, l'Angleterre, la Belgique ont des charbonnages plus importants que les nôtres et qui font beaucoup moins de bruit. L'Angleterre, l'Allemagne, la Belgique ont une grande industrie plus développée que la nôtre, dix-huit millions de ruraux formant le tuf de notre peuple, et leurs ouvriers de grande industrie sont moins turbulents et moins révolutionnaires que nos ouvriers. L'état de révolution permanente vous paraît un scandale ? À nous aussi. Mais les bourgeois allemands, anglais et belges ont peut-être fait des efforts de clairvoyance que vous n'avez pas faits. C'est qu'ils ont pu les faire : vous ne le pouviez pas.

Vous ne le pouviez pas, vous, les bourgeois de France, parce que l'atmosphère politique dont vous êtes enveloppés est corrompue par sa constitution même. Un air calme ne peut convenir à l'État démocratique et républicain. Il lui faut cette agitation et ce trouble qui fait confondre luttes d'idées et de personnes, intérêts de partis et intérêts de classe et qui ne permet pas de voir les difficultés où elles sont : si, en effet, on les voyait, on les résoudrait et, si on les résolvait, que deviendraient les politiciens ?

La paix publique rétablie entre 1890 et 1900 aurait fatalement détruit l'avenir électoral, parlementaire et ministériel de Briand et de Viviani. Que le calme se fasse en 1910, les Jaurès redeviennent petits professeurs toulousains. Imaginez la paix sociale de 61 à 75, et Clemenceau meurt simple médecin de campagne. Ce régime-ci, c'est la prime aux agitateurs. Il organise, il règle très exactement leur carrière. Quiconque prêcha la grève et la désertion en est toujours récompensé par l'élection du peuple. On arrive comme cela, on n'arrive pas autrement. Il faut passer par les bas grades de la perturbation et de l'anarchie pour devenir gardien de l'ordre. Le personnel de la République se recrute par la révolution.

Les ouvriers l'ont compris. Leur clairvoyance est née du quadruple scandale donné en un seul ministère par Briand, Viviani, Picquart et Clemenceau : créatures de l'indiscipline, de la grève et de la révolution retournées contre la révolution, l'indiscipline et la grève. Ces lâcheurs, ces renards ont apparu ce qu'ils étaient à la flamme de la solidarité ouvrière : leur procédé d'exploitation, puis de lâchage, a été classé mécanisme central de la démocratie.

Et le patron ne le voit pas ! Et le bourgeois ne comprend pas que, si l'ouvrier et lui n'ont pas encore abordé sérieusement et cordialement, en citoyens du même peuple, en organes d'un même État, la question difficile mais claire qui les obsède, c'est que la politique démocratique républicaine a dû les mettre aux prises avec des questions de façade et de pure apparence ! Lettré, cultivé, maître de grands loisirs pour la réflexion, le bourgeois n'a pas su lire ce que l'ouvrier déchiffre couramment : le nom et le prénom de l'ennemi commun : politique ! démocratie !

Oh ! ce n'est pas infériorité de votre part, monsieur le bourgeois, mais plutôt prévoyance, et dans cette prévoyance, timidité. Vous ne voyez pas la question, parce que vous craignez de la voir, en raison des perspectives très sérieusement inquiétantes qu'elle pourrait vous découvrir. Car la question, la vraie question, qui est d'établir le prolétariat, représente et entraîne de votre part certaines concessions de fond, certains sacrifices de forme, qui réviseraient tout le régime économique existant. Or, vous voyez fort bien jusqu'où l'on peut vous faire aller, vous faire marcher et courir si vous entrez dans ce chemin-là. Si vous accordez A, on demandera B, il faudra aller jusqu'à Z. Autant défendre tout, puisqu'on déclare vouloir tout prendre, et qu'entre ceux qui se défendent comme vous et la jeune classe avide et ambitieuse qui vous attaque, personne n'est là pour faire respecter et durer un juste accord réciproquement consenti.

Je suis bien assuré, cher Monsieur, cher bourgeois, de ne pas déformer le principe essentiel de votre aveuglement. Si vous ne voulez rien savoir et si vous ne voulez rien faire, c'est qu'il n'y a Personne pour empêcher les nouveautés réformatrices de dégénérer en de nouveaux maux. Les maux de l'ouvrier sont multipliés par l'existence de la République. L'absence du roi vous interdit de trouver, de chercher le remède.

La République démocratique tend à faire de tout ouvrier un insurgé, et l'absence du roi fait de tout conservateur une borne. Ainsi la République exclut toute paix sociale, et la réforme sociale n'est pas possible sans le roi.

L'Action française, 1er août 1908.

http://maurras.net/textes/9.html

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