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La duchesse si bretonne et si française

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Le vol et la redécouverte de l'écrin d'or du cœur d'Anne de Bretagne, conservé à Nantes, auront permis de donner un coup de projecteur sur cette figure à la fois lointaine et familière de l'Histoire de France.

La duchesse Anne est morte à Blois en janvier 1514. On imagine la peine des Bretons d'alors, mais aussi de tous les Français : ses funérailles furent parmi les plus prodigieuses de notre histoire. Si le corps fut conduit à Saint-Denis, où trône un splendide mausolée en marbre de Carrare, le cœur repose, lui, en Bretagne. À Nantes, sa ville natale.

C'est de là qu'est venue la terrible nouvelle, à la mi-avril on a dérobé l'écrin, le « reliquaire de la bonne duchesse » ! Une catastrophe heureusement de courte durée, l'écrin ayant été retrouvé par la police une semaine plus tard, à Saint-Nazaire. À quelle logique avait pu obéir un tel larcin ? Car cet objet d'orfèvrerie mortuaire est proprement inestimable, sa valeur étant non seulement artistique, historique, mais surtout symbolique : j'allais dire : spirituelle.

Les inscriptions finement ciselées sur l'écrin en trahissent immédiatement, en français, la portée absolue, non-marchande :

« En ce petit vaisseau / De fin or pur et munde / Repose ung plus grand cueur / Que oncque dame eut au munde / Anne fut le nom delle / En France deux fois royne / Duchesse des Bretons / Royale et Souveraine ». Et, sur l'autre face extérieure, le rappel de la foi d'une chrétienne : « Ce cueur fut si très hault / Que de la terre aux cieulx : Sa vertu libéralle Accroissoit mieulx et miulx / Mais Dieu en a reprins / Sa portion meilleure / Et ceste part terrestre / En grand dueil nous demeur ».

La Bretagne indépendante

Si ce reliquaire est si cher au cœur et à l'esprit des Bretons - car les Nantais sont bel et bien des Bretons, n'en déplaise aux traceurs de frontières administratives anhistoriques - c'est parce qu'ils aiment leur duchesse Anne, qui ne vécut que trente-six ans. Son temps, à la charnière de deux siècles et plus encore de deux ères, entre Moyen-Âge et époque moderne, elle le traversa comme une comète. Fille du duc François; elle n'a que onze ans quand l'armée ducale est battue par le roi de France Charles VIII à Saint-Aubin-du-Cormier (1488). Cette bataille, parmi les derniers feux de la « Guerre folle », est décisive pour la politique française visant à intégrer la péninsule armoricaine dans le giron royal. Car il faut souligner ce fait : le Bretagne n'est pas alors une terre royale. Si le duc prête hommage au roi de France - on pinaille d'ailleurs sur la nature et le degré de cet hommage - il ne s'en considère pas moins souverain chez lui, en Bretagne. Il y a une couronne ducale avec sa cérémonie d'intronisation, une cour ducale avec ses officiers, son armée, son amirauté, sa monnaie, ses cours (les Grands Jours de Bretagne) et son assemblée des trois États. Le pavillon hermine flotte dans bien des ports d'Europe et la prospérité bretonne est proverbiale. Les ducs indépendants sont puissants et ont louvoyé entre France et Angleterre durant la guerre de cent ans. Tantôt du côté du lys, tantôt de celui du léopard, c'est d’abord sa propre étoile que l'hermine tente de suivre.

Mais ne nous y trompons pas la Bretagne a déjà, à la naissance d'Anne, partie liée à la France. De nombreux Bretons, et non des moindres, ont depuis longtemps combattu pour le roi de France (du Guesclin, Beaumanoir, Gilles de Rais, et même le duc Arthur II). La Haute-Bretagne parle gallo dans les campagnes et français dans les villes. Quant au trône ducal lui-même, il est occupé par un Capétien, depuis le règne de Pierre Mauclerc (maison de Dreux) au XIIIe siècle. Et depuis la fin de la guerre de cent ans, l'étau se resserre tandis que le pré carré français se consolide et s'agrandit.

Une double personnification

Anne hérite de cette situation. Sa main est convoitée : les prétendants se comptent par dizaines. Son père, François II, envisage de la marier avec Maximilien Ier d'Autriche, roi des Romains. Le mariage n'aura finalement pas lieu mais aurait pu être catastrophique pour la France, prise à revers par les Habsbourg sur sa façade Atlantique. C'est là que la bataille de Saint-Aubin révèle son utilité : désormais, le duc breton ne pourra marier sa fille sans l'autorisation du roi de France. La Bretagne ne pourra plus s'échapper hors de l'influence française. Mariée, Anne le sera deux fois, et à chaque fois avec un roi de France, fait notable et inédit dans l'histoire nationale.

C'est d'abord Charles VIII qu'elle épouse, en 1491 à Langeais. Anne, duchesse bretonne, devient reine de France, et même reine de Naples et de Jérusalem à la grâce des conquêtes italiennes de son époux. Les stipulations du contrat de mariage seront décisives pour la suite : il y est prévu qu'en cas de décès du roi, Anne ne pourra épouser que le successeur de Charles VIII. Tout est verrouillé pour parer l'éventualité d'un mariage étranger. Précaution utile, car Charles meurt en 1498. Dès lors, Anne reprend la main sur son duché, toujours formellement autonome vis-à-vis de la France. Elle fait battre monnaie à son effigie et convoque les trois ordres de Bretagne. En effet, le mariage n'avait créé qu'une union personnelle, non une union politique.

Mais pour se marier à nouveau, la duchesse n'a guère le choix c'est Louis XII qu'elle doit épouser. Ce second mariage est davantage favorable à l'autonomie bretonne, puisque l'on prévoit que l'héritier du duché de Bretagne ne pourra être que le second enfant du couple. En clair, on veut éviter que le dauphin de France ne devienne duc, et que les deux couronnes ne se confondent sur une seule et même tête. De ce mariage naîtra une fille, Claude de France. Influences bretonnes, françaises et italiennes se mêlent dans une cour lettrée qui suit la reine à Nantes, Dinan ou sur la Loire. Anne est le reflet d'une Bretagne florissante au cœur de l'Europe de la Renaissance.

Surtout, ce règne sera vécu, en Bretagne, comme un double mouvement. Celui des derniers feux de l'indépendance, d'abord. La reine est duchesse, mais son mari ne devient point duc. Les administrations sont séparées. La Bretagne n'est pas confondue avec son puissant voisin. Anne est véritablement vue comme la protectrice des libertés politiques armoricaines. Dans le même temps, les deux mariages royaux ont indéniablement contribué à arrimer le navire breton au port français, amorçant une intégration de longue haleine qui s'achèvera en 1532 sous François Ier. Car le testament de la reine Anne sera, après sa mort, bafoué par sa fille Claude et par son gendre (François Ier), dont l'habileté politique aboutira à l'acte d'union de 1532. Les États de Bretagne sollicitent alors l'union au roi de France, lequel l'accepte solennellement par un édit promulgué à Nantes. Désormais, la Bretagne est bien française (avec de solides libertés) et, contrairement aux volontés d'Anne, le duc sera le dauphin de France.

Reviendront des siècles d'or...

On comprend alors que, derrière l'unanime popularité d'Anne en Bretagne, l'historiographie ait été divisée. D'un côté, on veut voir en elle le dernier rempart face aux appétits français. De l'autre, l'initiatrice de l'union du duché au royaume. S'y mêle sans doute aussi la fierté, dans une province demeurée royaliste jusqu'au XXe siècle, d'avoir donné à la France une reine aussi mythique, inspirant légendes (« la duchesse en sabots »), poèmes et chansons. Politiquement, le « contrat de la reine Anne » demeure une référence incontournable pour les juristes bretons qui, jusqu'en 1789, veulent défendre les franchises politiques de la province bretonne. Alors, Anne, à la fois reine et gardienne des libertés locales ? Attention, elle fut aussi une main de fer dans un gant de velours, n'hésitant pas à imposer son ordre face aux cités bretonnes parfois rebelles. Ainsi de la cité malouine, à laquelle la duchesse imposa une grosse tour sur le flanc du château. Face aux récriminations des bourgeois locaux, elle répondit majestueusement « Quic en groigne, ainsy sera, c'est mon plaisir ». Peu rancuniers, les Malouins ont baptisé la tour « Quic en groigne » et un restaurant, situé non loin, porte le nom de la duchesse. Partout en Bretagne, Anne est en effet un symbole, un signe de ralliement, une véritable marque déposée. Son nom, son effigie sont partout. Rarement souverain - et a fortiori une femme - n'aura, autant personnifié l'âme, l'esprit, l'audace et les contradictions d'un peuple tout entier. Une popularité réelle, vivace, réactivée au cours des siècles, variant selon les représentations (duchesse indépendantiste, reine de France, souveraine populaire…) mais toujours actuelle. Il est naturel que l'émotion ait été à son comble en Bretagne lorsque le larcin de l'écrin fut annoncé. L'association Bretagne réunie manifestait alors sa consternation quant à la disparition, heureusement temporaire, du « symbole probablement le plus fort de l'histoire de la Bretagne ». « Bretagne réunie » l'expression est juste et heureuse, car c'est bien toute la Bretagne historique, Nantes comprise, qui a communié dans la même joie lorsque le reliquaire fut retrouvé. Des bords de l'Erdre à la pointe du Raz, du cap Fréhel au Morbihan, un vieux chant est monté au ciel. Il est dédié à la duchesse chérie et disparue, Si mort a mors (si la mort a mordu) :

« Si les matins de grisaille se teintent

S'ils ont couleur en la nuit qui s'éteint

Viendront d'opales lendemains

Reviendront des siècles d'or cent fois mille et mille aurores encore.

Si mort à mors duchesse, noble Dame

S'il n’en sera plus que poudre de corps

Dorme son cœur bordé d'or

Reviendront les siècles d'or cent fois mille et mille aurores encore ».

François La Choüe monde&vie 10 mai 2018 n°955

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