Historiens, géographes et géopoliticiens ont longtemps parlé d'« Orient compliqué » pour évoquer avec pudeur le bourbier que constitue le Moyen-Orient... Un Moyen-Orient traversé par de multiples lignes de fracture, tant ethniques, religieuses qu'économiques, idéologiques et politiques
Si en France, géographes et historiens ont pris pour habitude de distinguer « Proche-Orient » (pays actuels du bassin méditerranéen jadis soumis à l'Empire ottoman Turquie, Irak, Jordanie, Syrie, Liban, Egypte, Israël et Palestine) et « Moyen Orient » (les mêmes, plus les pays de la Péninsule arabique, Chypre et l'Iran); les Anglo-Saxons, toujours pragmatigues, ne font aucune différence entre les deux et ne parlent que de Middle-East. Pour une fois, ils ont raison, car il est impossible de réellement séparer les deux concepts, si l'on veut une vision globale des enjeux.
Les enjeux d’une nouvelle donne géostratégique
Au Moyen-Orient, dans cet espace géopolitigue culturellement cohérent, de 430 millions d'habitants, aux marches de l'Europe, les enjeux géostratégiques sont nombreux. Certains sont anciens existence de minorités historiques, aussi bien religieuses non-musulmanes (chrétiens, druzes, alaouites, kharijites, yézidis, (juifs) qu'ethniques non-arabes (Turcs, Iraniens, Arméniens, Grecs, (Kurdes) : affrontement politique/idéologique/religieux et militaire entre les grandes branches de l'islam, sunnite et chiite accès à l'eau dans des régions désertiques (et en Palestine, captation des deux aquifères par l'autorité militaire israélienne) - production et acheminement des hydrocarbures (pétrole et gaz) ainsi que répartition inégalitaire de la rente qui en est tirée au profit des oligarchies des pays producteurs; démographie non maîtrisée sur des territoires déjà désertiques ou montagneux; lutte idéologique entre nationalistes laïcs (Ba'ath et nassérisme arabes, kémalisme turc, mossadeghisme iranien) et fondamentalistes religieux (panislamisme tant sunnite que chiite); intégration de la Turquie dans l'OTAN et débats sur son (de plus en plus hypothétique) intégration à l'UE; permanence de la base navale russe de Tartous en Syrie (seule base navale russe en Méditerranée) ou encore conflit israélo-palestinien et colonisation physique juive systématique des territoires occupés.
D'autres enjeux, plus récents, s'y sont ajoutés, dans le nouveau cadre idéologique du XXIe siècle et sa globalisation culturelle, en partie liée aux réseaux sociaux et à Internet : constitution d'un bloc de puissance chiite (arc chiite; Iran, Irak, Syrie alaouite, Hezbollah libanais, houthistes yéménites) et affrontement entre Arabie Saoudite sunnite et Iran chiite; nucléarisation de la région (Israël possède déjà un arsenal nucléaire et l'Iran est suspecté de vouloir en créer un); montée en puissance de formes terroristes et nihilistes de l'islam radical sunnite (permanence d'AI-Qaida, mais aussi de Daesh, même après la destruction physique de son Califat); basculement progressif des pétromonarchies du Golfe vers un développement économique post-pétrole (tourisme, activités culturelles, enclaves vendues à des milliardaires de l'hyperclasse mondialisée); « printemps arabes » (1re vague en 2011-2012 et deuxième vague depuis mai 2019) de contestation des régimes autoritaires, autocratiques et/ou corrompus, y compris dans des pays arabophones hors Moyen-Orient (Hirak algérien, révolution au Soudan, chaos libyen) poids politique de plus en plus marqué des femmes arabes, traditionnellement soumises aux pouvoirs machistes locaux, tant culturels que religieux...
Intérêts régionaux et internationaux
Dans ce cadre, la stratégie des grands acteurs internationaux (membres permanents et détenteurs d'un droit de veto au sein du Conseil de sécurité de l'ONU) est évolutive.
Si l'Union européenne est désormais totalement absente de la région, sinon par ses injections moralistes et est donc sortie de l'Histoire régionale malgré des liens historiques forts de la France (depuis les croisades) et de la Grande Bretagne, il n'en est pas de même pour les USA (et leur bras armé, l'OTAN), la Russie, ou encore la Chine. Les options stratégiques de ces pays n'étant d'ailleurs pas toujours cohérentes entre les deux niveaux, régional et international. Ainsi, la Russie, traditionnellement hostile à l'expansionnisme sunnite (qu'il soit turc ottoman ou fondamentaliste arabe) et protectrice des minorités chrétiennes orthodoxes et des régimes nationalistes progressistes (Syrie ba'athiste et Irak saddamiste), s'est logiquement retrouvée du côté de l'Iran chiite face aux pétromonarchies du Golfe (Arabie Saoudite en tête), favorables à l'expansion d'un islam sunnite rigide et alliés indéfectibles des États-Unis. Mais elle tend également à renouer avec Israël (longtemps son ennemi dans la région), du fait de la présence en Israël de plus d'un million de Juifs russophones issus de l'ex-URSS...
L'administration états-unienne, désormais entièrement contrôlée par les « néo-conservateurs » (en grande partie juifs), est toujours la protectrice inconditionnelle d'Israël et de sa politique raciste et expansionniste, mais aussi des pétromonarchies sunnites qui assurent au dollar sa prééminence monétaire mondiale face aux monnaies alternatives (euro, yuan ou yen). Elle a développé une vision de remodelage politique et économique du Moyen-Orient depuis 2001 qui, sous le prétexte d'instauration de la démocratie et de libre accès aux ressources énergétiques, a contribué au chaos de par les interventions désastreuses de l'OTAN (dont est membre son allié turc, qui joue lui-même son propre jeu local en soutenant les minorités turques et en combattant les Kurdes, pourtant alliés des Occidentaux), en Irak, en Libye ou en Syrie (en étant l'allié objectif de Daesh face au Ba'ath syrien). Enfin, la Chine, récemment apparue sur la scène moyen-orientale, est déjà très active sur les plan diplomatique et économique, et est alliée à l'Iran, à la fois par nécessité d'assurer son propre approvisionnement en pétrole (vital pour la croissance économique) et par hostilité envers les USA.
Klaas Malan Réfléchir&Agir N°65 Printemps 2020