Le Premier ministre anglais, Boris Johnson, a salué « le plus grand penseur conservateur moderne ». Par son témoignage, qui parle non seulement à l'intelligence mais au cœur, Roger Scruton a redonné ses lettres de noblesse au conservatisme. Il a quitté ce monde le 12 janvier dernier.
Sir Roger Vernon Scruton est né en 1944. Il a traversé les décennies où le visage de l'Angleterre changea, passant de l'État-providence de l'après-guerre au libéralisme thatchérien. Cela sans pour autant faire évoluer un milieu intellectuel universitaire acquis non seulement à la gauche, mais au marxisme. Scruton est, dans son propre camp, celui qui aura vu les limites de ce conservatisme libéral qui aboutit à ne jurer que par les bienfaits de la City et du marché.
D'où sa réflexion sur l'attachement et l'enracinement. Peu d'ouvrages ont été traduits. De l'urgence d'être conservateur publié en France en 2016, peut résumer la pensée magistrale de cet homme de bon sens. Sous la plume de Scruton, on retrouve le grand contre-révolutionnaire Edmund Burke. La société est peut-être un contrat, mais ce puissant contrat lie d'abord les vivants avec… les morts. C'est pourquoi la société n'est pas, comme le pensait Rousseau, une construction volontariste. Ce « contrat social, écrit Scruton, requiert une relation d'appartenance (…). En fait, il présuppose une première personne du pluriel, un "nous" dans lequel le fardeau de l'appartenance est déjà assumé ».
Cet attachement à la société ne résulte pas d'un déterminisme ou d'une fatalité. S'il existe bien un « nous précontractuel », cet attachement est d'abord un acte d'amour. C'est une bienveillance envers autrui et ceux qui nous entoure. Nous aimons nos amis pour ce qu'ils sont. Il en va de même pour la société : elle est aussi une amitié. Il n'est pas étonnant que Scruton ait vu dans la nation « le produit dérivé de la relation de bon voisinage ». Au fond, la nation serait ce cercle ultime de l'amitié entre les hommes. On n'est pas très loin de Maurras pour qui justement les nations sont des amitiés. Scruton a-t-il lu le maître de Martigues ? Nul ne le sait. Mais sa finesse d'esprit en arrive à des conclusions identiques.
Un éloge de la charité chrétienne et du pardon
Autre aspect significatif : le refus par Scruton de voir les rapports sociaux de manière négative. Il se méfie ainsi des schématisations abruptes qui ne voient dans les relations humaines que des rapports de force, de domination ou d'exploitation. Pas question de dire que le bonheur des uns est dû aux malheurs des autres. C'est ainsi qu'il aborde finement les inégalités, qu'elles soient économiques ou non, en les voyant sous un aspect positif.
Scruton est d'abord un optimiste. Il a su éviter le manichéisme qui a piégé les analyses marxistes et suscité les ressentiments des mouvements qui s'en revendiquèrent. En ce sens, il se rapprocherait de la doctrine sociale de l'Église pour qui les groupes sociaux sont d'abord complémentaires avant d'être antagonistes. Il prône non une philosophie de la résignation, mais une philosophie de l'harmonie. Il existe avant tout quelque chose de puissant qui unit les hommes entre eux et qui n'est ni un contrat, ni un rapport de force.
Certains ont critiqué Scruton, se défiant de son conservatisme qui ne serait qu'un scepticisme. Scruton n'était peut-être pas un chrétien pratiquant. Mais la bienveillance qui caractérise notre attachement à la société est bien une expression de la charité qui lie les hommes entre eux. Scruton salue le christianisme. Non comme un phénomène organisateur ou disciplinaire de la société, mais simplement parce qu'il a su instiller chez les hommes l'amour et le pardon. N'a-t-il pas écrit que « la confession et le pardon sont les coutumes qui ont rendu possible notre civilisation » ? Ce qui a fondé l'Europe, c'est l'amour. On ne saurait aller aussi loin dans un hommage au christianisme qui n'est nullement utilitaire ou approximatif.
Pas de démocratie sans citoyenneté !
Par extension, les institutions modernes dérivent de cette confession et de ce pardon. Ainsi, la responsabilité d'un Gouvernement ne naît pas des élections. Elle est issue de cette civilisation dans laquelle nous reconnaissons nos fautes. C'est bien le christianisme qui a rendu possible ce phénomène moderne de la responsabilité politique. En ce sens, Scruton nous rappelle que nos institutions ne sont pas des créations de nature volontariste. Elles reposent sur un acquis, sur cette « connaissance sociale tacite ».
Le consentement des gouvernés, qui évite l'arbitraire des gouvernants, ne provient pas d'un contrat social. La démocratie n'a pas engendré la vertu de citoyenneté : c'est plutôt l'inverse, la citoyenneté engendre la démocratie, qui ne saurait faire l'économie des citoyens. En ce sens, Scruton est bien un conservateur, dont la philosophie se situe aux antipodes des doctrines contractualistes qui ont proliféré des deux côtés de la Manche. Incontestablement, Scruton est un philosophe du réel. Un esprit résolument positif qui évite d'enfermer les hommes dans des théories. Scruton ne voulait pas améliorer le monde, mais empêcher qu'il se défasse. Son conservatisme est le fruit d'un certain flegme britannique : so british !
François Hoffman monde&vie 5 février 2020 n°982