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L'Europe a-t-elle (encore) "un avenir ? 1/2

Les Européens doivent se considérer comme une puissance réémergeante.jpeg

Praticien de l'Europe institutionnelle, Jean de Lothier en connaît tous les renoncements et toutes les limites. Son analyse s'inscrit dans le droit fil de notre dossier « La fin de l'euro » paru dans le dernier numéro d'Éléments, tout en esquissant des pistes pour une politique de renaissance européenne.

« L'hégémonie de l'Europe sur le monde est à jamais brisée. On a craint l'Europe, maintenant on la plaint. Autrefois elle parlait en maîtresse, maintenant elle est contrainte à la défensive [...]. Elle est endettée, morcelée, inquiète et affaiblie elle est déchirée par des luttes nationales et sociales elle est gravement atteinte dans sa démographie et dans son industrie elle est plongée dans un chaos économique et monétaire. Aussi s'en va-t-elle d'un présent sans espoir vers un avenir incertain »(1).

Cette observation critique qui pourrait être celle d'un commentateur avisé de l'actualité européenne en 2011 est extraite du premier chapitre du manifeste fondateur Pan-Europa que le comte eurasien Richard Coudenhove-Kalergi fit paraître après la première grande déflagration mondiale dont l'Europe ne s'est jamais véritablement relevée.

La thématique du déclin est d'actualité. Les philosophes s'interrogent sur celui « de l'empire européen »(2). L'ancien président de la Commission européenne Jacques Delors, peu suspect d euroscepticisme, prédit « [le] sursaut ou [le] déclin »(3). Un collectif d'auteurs, membres du Conseil économique de la défense, pose purement et simplement la question d'un « monde sans Europe »(4). Reconnaissons que l'Europe connaît un véritable syndrome dépressif, une perte de sens. Frappée de léthargie, d'aphasie et d'aboulie, elle est devenue le ventre mou et l'« homme malade » du monde. Alors même que l'on assiste à un véritable décentrement de la puissance mondiale avec l'émergence de pays-continents (Chine, Inde, Brésil, Russie) rivaux de feue l'hyperpuissance américaine.

L'Europe irénique

Après une nouvelle guerre de Trente Ans (1914-1945), l'Europe communautaire s'est conçue comme une construction fondée sur l'entente pacifique entre les nations. Une paix contrainte, liée au contexte géopolitique de la Guerre froide : « Les Pères fondateurs sont d'abord Staline et Truman, avant même Schuman et Monnet [...] Ce n'est pas l'Europe qui a fait la paix, c'est la paix [armée] qui a permis l'Europe », écrit à cet égard Hubert Védrine(5). L'affirmation rituelle d'une Europe pacifiée, surgeon de l'idéal kantien de paix perpétuelle, a accompagné ce faisant la sortie de l'histoire du vieux continent. Ce qui fait dire au philosophe allemand Peter Sloterdijk que « les Européens [d'après 1945], jusque dans les zones supérieures de leurs classes politiques, ont joui d'un demi-siècle durant d'espèces de vacances qui les ont exonérés de la contrainte de pratiquer la grande politique »(6).

L'accoutumance de ces « retraités de la grande histoire » (Marcel Gauchet) au protectorat américain « a incité les Européens à bannir la guerre de leurs univers mental, les amenant à considérer qu'un conflit est désormais impossible sur le continent »(7). Conséquence directe, « l'Europe de la défense » est toujours le parent pauvre de la construction européenne (232 milliards d'€ contre 670 milliards de dollars pour la défense US, en 2010), comme en témoignent les retards à répétition sur les programmes militaires structurants : avion de transport militaire (A400M), drones de combat (Harfang/ Neuron). Plus grave encore, l'Europe - en dépit d'une fantomatique « Politique européenne de sécurité et de défense » (PESD)- perd d'années en années ses capacités de défense et hypothèque l'opérabilité de ses armées. Terrible paradoxe d'une Europe désarmée dans un monde qui se réarme(8). L'irénisme qui frappe les Européens a été ébranlé par la guerre en Yougoslavie (1991-1995), puis par le bombardement de la Serbie par l'OTAN (1999), épisodes au cours desquels l'Europe s'est trouvée dans l'incapacité de faire régner la paix à ses frontières : « Les Européens se sont heurtés aux conséquences obscènes de leur propre absence politique », souligne Sloterdijk(9).

L'Europe, persuadée qu'elle est devenue une puissance normative, détentrice du « soft power » (Zaki Laïdi), s'est installée dans la douce illusion « de la transformation pacifique et progressive de son environnement par le droit [...] [et] tend volontiers à s'autoriser de sa faiblesse relative pour jouir d'une heureuse impuissance. L'action humanitaire, la compassion universelle lui servent de bonne conscience »(10).

L'Europe impolitique

L'Europe communautaire a été bâtie sur le mythe fonctionnaliste, la "méthode Monnet" que « les dirigeants de l'Union européenne invoquent pieusement, [et qui est] censée venir à bout de toutes les crises »(11). Jean Monnet, financier cosmopolite et américanophile, est en effet souvent présenté comme l'« inspirateur » de la création d'une Europe économique, gage de prospérité et de solidarité, vecteur d'un projet politique. Le postulat fonctionnaliste selon lequel l'imbrication progressive des économies serait le levier d'une construction politique fédérale (selon les termes de la déclaration Schuman de mai 1950, qui proposait l'« établissement de bases communes de développement économique, première étape de la fédération européenne ») à venir s'est révélé inexact. Depuis le coup d'arrêt produit par le rejet de la Communauté européenne de défense (1954) - à laquelle était lié un projet de Communauté politique européenne -, toutes les autres initiatives visant à faire émerger un corps politique européen ont échoué. À défaut d'un bel enfant, le projet européen a donc accouché d'un monstre hybride (« objet politique non identifié », selon le mot de Jacques Delors), entre ersatz pseudo-fédéral et structure intergouvernementale, qui a grandi sur fond de schizophrénie des États-nations, et s'est nourri d'abandons successifs de souveraineté sans transferts subséquents à l'échelon européen. Ce projet sui generis, construit à partir du sommet, a manqué dès l'origine de légitimité populaire. Une pseudo - « citoyenneté européenne » a été décrétée par les instances communautaires, donnant l'illusion d'un assentiment du démos européen. Robert Schuman, dans Les bases indispensables d'une Communauté européenne, avait prévenu : « On commettrait une erreur et on serait victime d'une illusion dangereuse, si on croyait que pour faire l'Europe il suffirait de créer des institutions européennes. Ce serait un corps sans âme ». Dans un magistral discours au Parlement européen (1979), Louise Weiss indiquait que « les institutions communautaires ont fait des betteraves, du beurre, des fromages, des vins, des veaux, voire des cochons européens. Elles n'ont pas fait d'hommes européens »(12).

La dépolitisation originelle de l'Europe institutionnelle est encore amplifiée par une dérive technocratique caractérisée par le règne des experts et commissaires européens, « entrepreneurs supranationaux informels », plus prompts à élaborer des directives sur le calibrage des concombres bulgares et les cafetières électriques qu'à mettre en œuvre une politique à l'échelle continentale, voire une géo-poétique, pourtant indispensable à la bonne santé d'une civilisation. Comme l'écrit Sylvain Tesson « L'essence de l'Europe est plus présente dans une heure de représentation de L'oiseau de feu à la Philarmonie de Berlin que dans une année de directives au parlement de Strasbourg »(13).

L'Europe, trou noir économique

Avant 1914, l'Europe civilisationnelle était LA puissance industrielle mondiale. Depuis les années 70, une crise structurelle qui se traduit par la désindustrialisation et la tertiarisation de l'économie s'est installée dans le paysage social. La prospérité et la solidarité affichées originellement dans le projet unificateur comme des valeurs maîtresses ont été mises à l'épreuve par les crises successives, qu'il s'agisse du premier choc pétrolier (1973) ou de l'actuelle crise financière, qui voit l'intervention du Fonds monétaire international suppléer certains pays membres de l'Union européenne (l'Allemagne en tête) à l'égard des pays en difficulté (Irlande, Portugal, Grèce).

L'Europe est aussi le seul endroit au monde où l'on croit encore au caractère vertueux du « doux commerce », à la main invisible du marché et à la concurrence « pure et parfaite ». Partout ailleurs, la politique commerciale s'accompagne d'un protectionnisme de bon aloi. Cette asymétrie fragilise l'économie européenne qui subit de plein fouet les effets du dumping fiscal, social, monétaire et environnemental, synonyme de concurrence déloyale et de délocalisations. Les instances européennes sont incapables de développer une vision macro-économique. Signe supplémentaire d’asservissement à l'idéologie libérale, le traité de Maastricht avait annulé le dispositif de « préférence communautaire » inscrit dans le traité de Rome, de même que le traité de Lisbonne (article 125) interdit la solidarité financière entre les États !

Or, la guerre économique est déclarée depuis plusieurs décennies. En témoigne le récent affrontement euro-étatsunien qui a vu les Américains casser le marché des avions ravitailleurs de l'US Air Force, remporté initialement par EADS/Northrop (2008), pour l'attribuer in fine à Boeing (2011). « Buy American Act » oblige ! L'absence de stratégie économique intégrée ou de politique industrielle à l'échelle européenne a des conséquences calami-teuses sur le savoir-faire industriel et technologique du vieux continent. Ainsi, la fusion-acquisition d'Arcelor, fer de lance de la sidérurgie européenne, par le groupe indien Mittal Steel en 2006, a été validée par la Commission sous le seul angle de la concurrence, sans poser la question des enjeux stratégiques, en l'occurrence le rachat d'un fleuron de l'industrie européenne par un groupe indien et son corrélat, le transfert massif de technologies (qui s'apparente à du pillage technologique) suivi de l'arrêt progressif de la production en Europe.

Il faut ajouter à cela une concurrence absurde dans l'industrie de l'armement (trois types d'avions de combat ont été développés en deux décennies Rafale, Grippen, Typhoon), aggravée encore par l'abandon du principe de préférence communautaire (achat d'hélicos Apache par la Hollande et la Grande-Bretagne, et de F16 par la Pologne).

De surcroît, faute d'investissements substantiels des entreprises européennes et du secteur public en matière de recherche et développement, on observe un décrochage scientifique et technologique des entreprises européennes, notamment dans les secteurs-clés (pharmacie, biotechnologies, TIC).

Enfin, l'Europe monétaire a été pensée sans stratégie économique, faute de structure fédérale ad hoc. Le dogme de l'indépendance de la Banque centrale européenne (BCE) a de fait privé la monnaie d'une dimension stratégique. L'euro, monnaie unique sans pilote, est de moins en moins une monnaie internationale, tandis que la crise présente laisse ouverte un scénario possible la sortie de la zone euro (en voie d'implosion) des économies saines(14).

À suivre

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