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États-Unis. Polarisation politique et cassures irrémédiables

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Par Frédéric Eparvier, cadre dirigeant d’un grande entreprise française à caractère stratégique ♦ Dans mon commentaire du 15 août dernier du livre de Michel Geoffroy, je terminais mon paragraphe sur l’analyse du déclin américain par ces propos : « En revanche, Michel Geoffroy parle peu, trop peu, de la désintégration sociologique et politique de la société américaine, qui est son vrai risque. » Certains amis de Polémia m’ont demandé de clarifier quelque peu ce propos, et, au-delà du fait qu’il est très agréable de se citer soi-même[1], le sujet mérite effectivement quelques précisions.
Regardons donc les chiffres.

Changement racial et social

La population américaine qui était de 76 millions en 1900 a atteint 200 millions en 1967, 300 millions en 2006, et devrait atteindre 400 millions en 2050. Il y a aujourd’hui 330 millions d’Américains.
Cette population, relativement homogène jusque dans les années soixante-dix, a été confrontée à deux grands bouleversements depuis 1970 : un changement racial et un autre social.

Racialement, l’Amérique a vu sa population caucasienne[2] se réduire proportionnellement, passant de 85 % de la population (donnée stable de 1900 à 1970) à 70 % dans les années 2000-2010, et, selon les projections, elle devrait tomber à un peu moins de 50 % en 2050. En parallèle, la population noire reste stable à plus ou moins 14 %, tandis que la population hispanique (en fait essentiellement des métis et des Indiens d’Amérique centrale) passera de 3,5 % de la population en 1960 à près de 30 % à l’horizon 2050. Les Asiatiques connaîtront eux aussi une croissance spectaculaire, passant de 0,6 % en 1960 à près de 10 % en 2050. Déjà la Californie n’est plus majoritairement blanche, et la Floride et le Texas devraient basculer d’ici 2025. Ceci n’est pas négligeable, car ces trois États représentent 23 % du collège des grands électeurs qui rappelons-le, sont ceux qui votent pour le président de États-Unis d’Amérique ; or, les Blancs votent majoritairement républicain, et les « minorités » démocrate.

Les États-Unis resteront de culture chrétienne, car la population d’origine hispanique est catholique. Il n’y a pas de montée démographique de l’islam qui restera cantonné entre 1 et 2 % de la population d’ici 2050.

Le second bouleversement a été social et, s’il est assez difficile de suivre l’évolution des classes sociales du fait de la grande subjectivité des définitions, l’observation de la répartition de la richesse est éloquente : là où les 10 % des Américains les plus riches se partageaient 70 % de la richesse en 1990, ils en possèdent 80 % aujourd’hui, tandis que les 40 % intermédiaires (Middle ClassWorking Class, ou Lower Middle Class) ont vu leur part baisser de 30 à 20 % de la richesse nationale en trente ans. Quant aux 50 % les plus pauvres, ils survivent sur 1 % de la richesse nationale et, ne nous voilons pas la face, il s’agit essentiellement de Noirs, même si la part et le nombre de Blancs paupérisés augmentent chaque jour.

Autre statistique beaucoup plus alarmante, si 92 % des enfants pouvaient espérer gagner plus que leurs parents en 1940, ils n’étaient plus que 50 % en 1984, et ce chiffre est tombé à 35-38 % aujourd’hui. Ce dernier chiffre est dramatique, car il signifie que le système n’offre plus d’espoir d’élévation sociale, notamment par l’éducation (l’université, hors de prix, ne fait que reproduire les élites). Il ne reste fondamentalement plus que le sport et les Forces armées pour espérer s’enrichir, ou au moins sortir du ghetto.

En clair, la société américaine est de plus en plus divisée, socialement, racialement, et cette moindre homogénéité, ne peut qu’accroître le ressentiment contre la classe politique d’une manière générale, et plus encore en période d’incertitude.

Polarisation et affaiblissement politique

Ceci a eu une conséquence politique double. En premier lieu, les partis politiques qui, jusque dans les années soixante-dix, étaient des organisations assez lâches et modérément marquées idéologiquement, ce qui facilitait les solutions de compromis, se sont raidis sur des lignes polarisées. Par exemple, en 2000, la juge progressiste Ruth Bader Ginsburg (décédée le 18 septembre dernier) fut élue à la Cour suprême grâce au vote de 98 sénateurs sur 100, alors qu’aujourd’hui la moindre nomination donne lieu à de terribles batailles, surtout quand il s’agit d’un juge « originaliste », de terribles batailles donc, qui reflètent quasi exactement la division droite-gauche. Pour le Parti démocrate, qui s’appuie sur une base issue en grande partie de l’immigration et donc de plus en plus diverse, la polarisation idéologique est extrême, comme en témoignent les 23 candidats à l’investiture démocrate en 2019. Pour le Parti républicain, ce raidissement est d’autant plus fort que ses perspectives démographiques sont angoissantes.

Les premiers signes d’affaiblissement du système politique apparurent à la fin des années quatre-vingt, après les deux mandats de Ronald Reagan qui, s’il gardera toujours à son actif d’avoir brisé l’Union soviétique et restauré la puissance (la fierté) américaine mise à mal par la défaite du Viêt-Nam, a aussi, par sa politique économique fondée sur la dérégulation, la mondialisation et l’ouverture à l’immigration, accéléré la déstabilisation d’aujourd’hui. Mais la véritable rupture avait eu lieu dans les années soixante avec les lois sur les droits civiques, de Lyndon B. Johnson. J’y reviens plus bas.

Les premières réactions contre ces changements vinrent des franges droitières ou populaires du Parti républicain, d’autant plus critiques des politiques du parti de l’éléphant que, si les chiffres macro-économiques étaient bons, la situation de la population se détériorait lentement mais sûrement. En fait, les chiffres de l’enrichissement individuel furent longtemps masqués par des changements comportementaux.

Dans un premier temps, la population masculine se mit à travailler plus pour augmenter ses revenus, avant que le travail des femmes ne vînt à son tour combler l’effondrement du pouvoir d’achat. Dans les années 1980, deux salaires permettaient à une famille moyenne de vivre comme avec un seul vingt ou trente ans auparavant. Puis ce fut le temps de l’augmentation des temps d’emprunt : 10 ans, 15 ans et enfin 25 ans pour acheter une maison en bois… Avant que, dans un troisième temps, la population américaine n’ait recours à l’emprunt sur un nombre toujours plus grand de sujets, comme notamment l’éducation universitaire des enfants. Ainsi, le taux d’endettement moyen passa de 35 % en 1940 à 80 % en 1980. Enfin, avec l’érosion du pouvoir d’achat, vint le temps des schémas financiers de plus en plus compliqués et risqués. Dans les années 2000, les banques eurent la brillante idée de proposer aux Américains de garantir leurs emprunts immobiliers non sur la valeur réelle ou résiduelle de leur maison, mais sur la prise de valeur potentielle d’icelle. L’économie devenait ainsi purement spéculative. La crise des subprimes était lancée. Elle ruina une très grande partie de la Lower Middle Class.

Les échecs de Barack Obama

En 2008, Barack Hussein Obama fut élu sur un programme de réconciliation sociale (qui lui attira surtout le vote de la population noire) et sur des qualités individuelles assez extraordinaires, notamment d’éloquence (honnêtement, son discours d’investiture lors de la convention démocrate de 2007 est une pure merveille de forme et de fond). Pourtant ses deux mandats furent, dans cette perspective, un échec.

En effet, Obama pensait pouvoir réduire la fracture sociale américaine en finançant de grands programmes sociaux (bénéficiant aux moins favorisés, c’est-à-dire – à l’époque – essentiellement aux Noirs) par l’augmentation des Corporate Tax et par la réduction des budgets militaires. De fait, de 2008 à 2016, le budget de la défense baissa de 17 %, mais essentiellement du fait d’un effondrement des budgets d’opérations extérieures. Il suffisait d’envoyer les Européens faire la guerre. Obama appelait cela : « Lead from behind[4] ».

La crise financière de 2008 détruisit cette ambition. L’effondrement du pouvoir d’achat des Américains moyens culmina avec la crise des subprimes, c’est-à-dire par l’implosion de la bulle spéculative immobilière qui menaça le système bancaire américain puis mondial. Obama chercha avant tout à sauver l’écosystème bancaire, mais oublia le peuple qui avait emprunté pour s’acheter une maison ou élever ses enfants. Si les grandes banques évitèrent la faillite, les membres de la classe moyenne américaine perdirent leurs emplois (their jobs, qui en américain a une connotation assez différente du français car la base du système américain est laboro-méritocratique[5]), leurs économies, et leurs maisons.

À partir de là, la base du peuple américain qui déjà rejetait largement « Washington » se coupa définitivement des « élites politiques et financières », et d’autant plus que l’espoir « obamien » avait été grand. Si, en 2008, Obama avait fait campagne sur le thème « Changer le centre », en 2016, avec sa gouaille si caractéristique, Trump en rajouta une couche sur le nettoyage de Swamp : le marais, le marigot… Mais la fracture était plus profonde.

La droite contre l’establishment

Remontons un peu en arrière. Dès 1992, le camp républicain avait commencé à se fracturer avec la candidature du milliardaire Ross Perrot qui fit campagne contre le candidat de l’establishment républicain Georges H. Bush (le père) sur une base anti-immigrationniste et d’équilibre budgétaire. Avec 19 millions de voix (contre 39 à Bush et 44 à Clinton), il fut le principal responsable de la défaite de Bush senior, d’autant que ses voix venaient essentiellement des électeurs républicains. Il tenta de se représenter en 1996, mais le « système » avait compris la leçon et les candidats républicains et démocrates s’arrangèrent pour lui interdire la participation aux débats télévisés électoraux. Il fit quand même neuf millions de voix en 1996. Il est toujours plus simple de casser le thermomètre que de traiter la fièvre.

Ross Perrot n’était pas la seule hirondelle du printemps. En 1992, Pat Buchanan, journaliste hyperconservateur, fut candidat aux primaires républicaines, ainsi qu’en 1996, avant de se lancer sous ses propres couleurs en 2000. Il avait bien compris que le Parti républicain verrouillait la règle du jeu. Lentement, les messages gagnaient du terrain : NON à l’immigration, NON au libre-échange et à la désindustrialisation (ces deux messages vont ensemble) et NON à l’aventurisme militaire que les électeurs résumaient par le slogan : « Bring the boys home[6] ».

À partir des années 2000, les franges les plus conservatrices et les plus antifiscalistes du parti républicain commencèrent à se rassembler sous l’appellation de Tea Party en souvenir de la révolte fiscale sur les importations de thé qui lança la guerre d’indépendance. Le mouvement prit tellement d’importance qu’en 2000 McCain, candidat contre Obama et pourtant très centre-centre, se sentit dans l’obligation de renforcer son aile droite en choisissant pour colistière une Mama-Grizzly, c’est-à-dire une femme de combat. Ce fut la très brillante et très télévisuelle Sarah Palin, gouverneur de l’Alaska de son état, et épouse du champion national de course à chiens de traîneau. Cela peut faire rire mais, en hiver, il fait moins 40 en Alaska…

Si vous faites une recherche Internet sur cette déterminée et fort élégante dame, vous verrez surtout des commentaires obscurantistes et désagréables, mais cela fait longtemps que nous avons perdu tout espoir d’objectivité avec la presse de gauche. Pourtant, un seul chiffre devrait vous alerter sur l’intérêt suscité par ses positions : si le discours d’Obama, auquel je faisais référence ci-dessus, fut suivi par 38,4 millions de personnes, celui de Sarah Palin le fut par 37,2 millions, contre 24 millions pour le vice-président d’alors, Joe Biden, aujourd’hui candidat du Parti démocrate…

La tentation radicale à gauche des démocrates

Il serait simpliste de croire que cette révolte populaire ne venait que de la droite, car on retrouve exactement la même tendance à gauche. Dans les années 1990, la gauche américaine gêna le mouvement Occupy qui rejetait Washington et l’appauvrissement du peuple de la même manière. Seul l’avènement d’Obama, et l’espoir qu’il avait suscité, empêcha Occupy de prendre de l’ampleur. Bernie Sanders en est l’héritier.

En fait, à bien y regarder, la gauche et la droite expriment la même chose : un regret nostalgique de l’âge d’or américain (1940-1970), et un rejet unanime de la financiarisation de l’économie, qui a généré des cohortes d’oubliés – les Américains parlent des forgotten. On rejoint ici en plein les analyses socio-économiques de Christophe Guilluy sur La France périphérique et de l’Anglais David Goodhart avec son brillantissime Les Deux Clans[7].

La question de l’immigration

Comme en Europe, la gauche et la droite s’écharpent sur le rôle de l’immigration massive : 700 000 immigrants légaux par an, sans compter onze millions de clandestins qui se sont ajoutés aux trois millions de clandestins régularisés sous Ronald Reagan. Mais, comme en Europe, le débat a été rendu impossible par le « politiquement conforme », directement issu des lois sur les libertés civiles des années 1960.

En 1960, Lyndon Johnson, empêtré au Viet Nam, lança la campagne des droits civiques, qui, en application du principe d’égalité des personnes, imposa la non-discrimination, et criminalisa toute une série de comportements, réduisant notamment les libertés de parole et d’association pourtant protégées par la Constitution de 1788, tandis que les médias et les juges imposaient le silence à ceux qui tentaient de s’opposer à ces réformes.

Ainsi, pour s’assurer de l’application de cette loi, l’administration fédérale (Washington) créa toute une série d’organismes peuplés de centaines d’avocats, chargés de vérifier l’application des quotas raciaux (manière statistique de vérifier la fin de la discrimination), et de sanctionner les récalcitrants. Ce sont des centaines de personnes qui ont été brisées professionnellement. Ainsi, la bataille des droits civiques est à l’origine du politiquement conforme et de la discrimination inversée. « Depuis, chaque révolutionnaire revendique le droit de s’en servir pour renverser des dispositions traditionnelles, qu’il présente d’abord comme moralement douteuse.[8] »

Une quadruple cassure

Ainsi, à gauche comme à droite, le peuple rejette de plus en plus les prétendues élites politiques et économiques, et la cassure de la population américaine en quatre blocs sociologiques toujours plus irréconciliables est de plus en plus évidente :

  • un bloc de gens abandonnés et totalement paupérisés vivant soit d’aides sociales soit en dehors du système. Cette population ne vote quasiment pas ;
  • un bloc blanc appauvri et se sentant devenir progressivement minoritaire, qui considère que l’immigration est la cause première de sa paupérisation. Il représente environ 40 % de la population. Ce sont les électeurs typiques de Donald Trump ;
  • un bloc paupérisé, partiellement issu de l’immigration, et qui rejette le système capitaliste libéral américain. Ce sont en partie les électeurs de Bernie Sanders. Ce bloc n’est pas totalement incompatible avec le bloc précédent, comme l’ont montré des études universitaires[9];
  • et enfin un bloc éduqué, qui bénéficie de la transformation de l’économie et vote plutôt démocrate, et un peu républicain. Ce bloc habite essentiellement les grandes villes et les États côtiers.

De par leur polarisation, ces quatre blocs auront de moins en moins de raisons de vouloir œuvrer ensemble à l’édification d’un idéal commun. En ce sens, le Parti démocrate considère que Donald Trump est le problème de la situation politique actuelle, et une menace pour la vie démocratique, alors que, selon moi, son élection est le symptôme du divorce entre une très grande partie du peuple américain (les oubliés du système) et ceux qui en bénéficient.

Élection américaine : vers la paralysie

À partir de là, et pour finir, la question se pose de savoir qui va gagner la prochaine présidentielle. Les sondages donnent Donald Trump assez largement perdant et, même si l’écart semble se réduire depuis une quinzaine de jours, il faudrait que Trump gagne huit États clefs en plus des États du centre, traditionnellement républicains : Texas, Floride, Ohio, Géorgie, Wisconsin, Michigan, Arizona et Pennsylvanie, pour refaire le coup de 2016[10].

Et pourtant, je dirais que tout cela n’a pas beaucoup d’importance. Obama et Trump ont échoué à rétablir la confiance entre le centre et la périphérie. À gauche comme à droite, le peuple fractionné en blocs trop différents s’opposera sur des sujets de plus en plus diviseurs ; il y a fort à parier que l’on va assister à une paralysie du système politique fondé historiquement sur l’équilibre et le compromis entre la Chambre des représentants, le Sénat et la présidence.

Le seul pôle de stabilité au pays de Mickey la souris reste la Cour suprême, d’où l’importance de la désignation du prochain « juge » qui a lieu en ce moment même.

Frédéric Eparvier 29/09/2020

[1] Je suis un incorrigible snob.
[2] Appellation par le Bureau du recensement pour les populations blanches.
[3] Le coût moyen d’un Bachelor (équivalent d’une licence) est de 40 000 dollars, et de plus de 75 000 euros pour les meilleures universités (e.g., Harvard, Princeton, Columbia…).
[4] Diriger de l’arrière.
[5] La méritocratie française est fondée sur le concours républicain, pas sur la performance professionnelle.
[6] Ramenez les garçons à la maison.
[7] Goodhart (David), Les Deux Clans, Les Arènes, 2019.
[8] Caldwell (Christopher)The Age of Entitlement, Simon & Schusters, 2020, dont une interview édifiante a été publiée dans Éléments n° 184.
[9] YouTube, interview de Robert Reich : « The Great Divide ».
[10] Du fait de l’évolution sociologique et raciale du pays, le Texas et la Floride sont de moins en moins des États « républicains ».

Crédit photo : Domaine public

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