Le livre d'Eric Zemmour, mis sous les projecteur d'une actualité systématiquement déformante et appauvrissante, risque de ne pas être reçu comme il le mérite. Mélancolie française est l'ouvrage non d'un journaliste, mais d'un penseur politique. Brillant, plein d'idées et d'intuitions éclairantes, il nous rend l'envie d'être français. Sur la France, rien n'est paru d'aussi clair depuis L'histoire de France de Jacques Bainville et, dans un registre plus universitaire, L'histoire de l'unité française de Marie-Madeleine Martin. C'est à lire ! Christophe Mahieu et Joël Prieur, les deux critiques de Monde et Vie, discutent ici sur ce livre et sur les perspectives inédites qu'il nous ouvre à propos de ce que l'on pourrait appeler la géopolitique française à travers les âges.
Joël Prieur : Dites-moi Christophe, vous qui êtes bien renseigné sur notre petit génie médiatique, sa mélancolie, sa manière d'avoir mal à la France, comme disait le Père Bruckberger, ce n est pas un peu… surjoué ?
Christophe Mahieu : Non, je ne crois pas du tout. Au contraire, dans la réflexion de Zemmour sur le destin français, il y a quelque chose de très personnel. Un exemple parmi d’autres pour son cinquantième anniversaire, Eric Zemmour avait organisé une grande fête napoléonienne dans une dépendance du château de Malmaison qui, comme chacun sait, est le château dans lequel vécut Joséphine jusqu'à sa mort. Le dîner ? La femme d'Eric Zemmour avait bien fait les choses soldats de l'Empire en costume, musiques militaires et dîner aux chandelles, avec Patrick Balkany le politicien de service, Henri Guaino, la voix du Président qui a écrit les discours sur l'identité française et une voix des années 70, Dick Rivers, le rocker au cœur tendre, toujours là pour les amis. C'était (un peu) « people » mais en même temps, c’était « kitch » et assumé comme tel. L’empire napoléonien est certainement une nostalgie zemmourienne avant même d'être une mélancolie française. C'est un des aspects importants de ce livre, de donner un statut à l’aventure napoléonienne dans l'histoire de la France.
J.P.: Il est vrai qu'avant de lire Zemmour, j'avais l'impression que l'Empire était une sorte de verrue glorieuse et encombrante sur le visage de la France, une excroissance au sens étymologique comme au sens propre du terme. Dans son livre, il a su - je vais employer un verbe à la mode, mais que lui-même n'utilise pas beaucoup - intégrer l'Empire dans l'histoire et dans le développement français. Il en fait l’aboutissement de ce désir d'empire qui tenaille tous les bons Français depuis des siècles. Cela dit, je reste un peu sceptique sur cette brillante reconstitution et, quant à moi, indécrottablement pacifique, donc maurrassien. Je crois aux vertus de l'Hexagone et de l’État nation qu'il représente. Je viens de relire, pour l’hebdomadaire Minute, le Soliloque du prisonnier de Charles Maurras. Cela a fait l'effet d'une douche froide sur les ardeurs impériales qui m’avaient saisi à la lecture de Zemmour. Je crois, comme Maurras, aux nations qui font des alliances et je crains ce désir d'Empire, certainement présent chez les soldats de l'an II, c'est vrai, mais qui est à l’origine de ce que Pierre Chaunu a appelé le grand déclassement français, le déclassement démographique qu'évoque Zemmour sans l'expliquer) et le déclassement économique… À la fin du règne de Louis XVI, la France, victorieuse de l’Angleterre, exerce une hégémonie politique sur l'Europe dont sauront profiter la Révolution et l'Empire. Mais après la saignée napoléonienne, que reste-t-il de cette ambition française, qui s est perdue dans les neiges de la Berezina ?
C.JM.: Cher Joël, vous avez une conception bien restrictive de l'Empire. Pour vous l'Empire c'est la guerre. En fait il y a plusieurs sens au mot empire. Et je crois que l'Empire au sens où en parle Zemmour, c'est quelque chose qui touche intimement à sa biographie personnelle de juif sépharade, dont la famille est arrivée en France dans les années 50. Ce qui est intéressant, chez un personnage comme Zemmour, c'est qu'il se dit « assimilé ». Dans son livre, il faudrait peut-être que nous en parlions aussi, il ne se contente pas de nous entretenir du dessein napoléonien. Il rejoint une conception de la civilisation française, qui est consubstantielle à la France elle-même. Et c'est cette conception de la civilisation qu'il relie à l'idée d'Empire. Je vous rappelle la première partie de son ouvrage sur Rome. Pour lui, Rome aujourd'hui c'est la France. Il s'appuie sur ce livre d'Andreï Makine dont on a trop peu parlé, Cette France que l'on oublie d'aimer. On peut y lire : « La civilisation française conserva les formes romaines pour permettre aux peuples barbares d'assimiler l'héritage romain ». Il y a, dans cette romanité française, d'abord ce que j'appellerais la civilisation de l'intérieur : la France, ses places, ses structures urbaines, ses paysages et ses clochers. La France de l’extérieur, c'est la paix romaine. La France, en Europe, symbolise la paix romaine. D'où le respect étonnant dont elle est entourée depuis des siècles. Je dirais que c'est la thèse de Zemmour, supérieure à celle de Bainville au sens où ce qui n’était pas clair chez un Bainville devient clair avec lui : la France a un rôle messianique en Europe; elle tient à apporter la paix romaine. Jacques Bainville, lui, sous-estimait semble-t-il l'idée de civilisation, il voyait d’abord les rapports de force et l’omniscience germanique. Zemmour, en revanche, souligne que la France a « imité les formes antiques » comme dit Makine. Cela, c'est l’essence même de la francité naissante. Toutes les renaissances de la France, au XIIe au XIIIe au XVIe et au XVIIe siècle, ont toujours été des renaissances romaines ! Lorsqu'il y a résurgence de l'humanisme, il y a résurgence de la Romanité, c'est vrai jusque sous la Révolution française et après. Même si la Révolution française, à l'intérieur, dévoie complètement cet humanisme sous l'influence des philosophes.
J.P.: Vous me disiez, hors micro, que vous aviez été très sensible à l'intuition d'Alexis Lacroix. À en croire le critiqué de Marianne ou bien même Christophe Dickès sur Canal Académie, Zemmour fait du Bainville. Argument de Dickès Zemmour ose raisonner sur le temps long, comme Bainville. Je risque sans doute d'aggraver son cas, mais je dirais volontiers, moi je ne suis pas sûr que Bainville serait d'accord avec la vision impériale d'Eric Zemmour mais une chose est sûre Zemmour fait du Maurras. Cette approche civilisationnelle de la Francité, elle n est peut-être pas dans Bainville, mais on la trouve dans Maurras. La fameuse préface de la Démocratie religieuse, avec cette exclamation : « Je suis Romain, je suis humain, deux propositions identiques », je la rapprocherais volontiers de ce que Zemmour appelle l'Empire de Rome, à l'origine de l'identité française. Et lorsque Fernand Braudel parle de « la multiplicité française », cette diversité des peuplements des paysages, des traditions, des langues, on peut aussi lui donner cette dimension impériale romaine…
C.M : Pour tempérer vos ardeurs maurrassiennes du moment, cher Joël, je dirai que pour Zemmour, ce n’est pas le « Politique d'abord » qui s'applique au cours de notre histoire; c'est plutôt le « Culturel d'abord ». C'est cela aussi l'Empire à l'intérieur : une culture commune. Ce choix politique de la culture « détermina notre pays à jamais », selon l'expression d'Eric Zemmour. Il y a chez nous un lien nécessaire entre la culture et la politique. C'est ce qu'il appelle aussi le « rouleau compresseur : routes, villes, blé, vin, langue ». Notons bien sûr que cette perspective culturelle donne son unité au livre Mélancolie française. On a reproché à Zemmour de parler de l'histoire puis d'aborder, sans rapport apparent, la question de l'immigration. Mais c'est toute la force de ce livre : l’empire français est un empire culturel d'abord, assimilationniste donc et non pas simplement intégrateur de diversités subsistantes. Le rouleau compresseur français est culturel. Mais il ne fonctionne plus à cause du communautarisme. Ou plutôt, il ne fonctionne plus parce que la culture de gauche nous l’a fait oublier depuis trente ans. L'Etat ne remplit plus sa fonction régalienne héritée de la Rome antique. La culture française, aujourd'hui, et je parle de culture au sens le plus large - je ne pense pas à Saint-Germain-des-Prés en disant cela -, c'est un cadavre qui bouge encore. La France n assimile plus comme elle l'a fait pendant des siècles. Et dans ces conditions, c est le modèle français lui-même qui est en panne.
J.P. : L'un des grands chapitres du livre de Zemmour - vous voyez que je ne lui suis pas hostile, même si je n’aime pas sa défense de Napoléon - c'est le chapitre qu'il a consacré à la Belgique. Bruxelles, dit-il, « est le laboratoire de la décadence, l’épicentre d'un bouleversement inouï ». Et il est vrai que l'absence totale de volonté politique en Belgique depuis deux siècles est flagrante. Depuis la « solution Talleyrand » qui a donné naissance à ce pays divisé, depuis cette solution qui n’en est pas une et qui n’est qu'un mauvais compromis avec l’Angleterre, on constate en Belgique une perméabilité extraordinaire aux défauts d'une époque. C'est l’absence totale de volonté politique, de volonté correctrice, de volonté conservatrice, qui sans doute explique cela. Philippe Muray évoquait souvent le pamphlet de Baudelaire Pauvre Belgique, dans lequel, on le sait, le poète se moque outrageusement de notre voisine, dont il attendait beaucoup pourtant. Las… Baudelaire explique sérieusement le malheur de la Belgique comme celui qui nous attend, nous autres Français. Eh bien De manière très analogique, on peut dire que Zemmour fait du Baudelaire sans s en rendre compte. À Bruxelles, explique-t-il, « près d'un tiers de la population est d’origine étrangère; 20 % des habitants d’origine étrangère ont pris la nationalité belge; dans vingt ans, les habitants de confession musulmane seront majoritaires; le prénom Mohamed est déjà le plus prisé par l’état civil bruxellois ». Bruxelles est le visage de notre avenir français si nous ne faisons rien. Rien pour quoi ? Rien pour assimiler les étrangers qui nous ont fait confiance en venant sur notre sol.
C.M : Ajoutez qu'un quart du million d'habitants de la capitale belge vit sous le seuil de pauvreté et vous comprendrez la gravité de la situation. Le discours de Zemmour est clair. Il faut éviter la guerre civile, dit-il jusque sur les plateaux de télévision ! Or, les plateaux de télévision ne sont plus habitués à ce genre d'exercice. Par leur présence, Zemmour et son compère Naulleau redonnent tout son sens au vrai débat. Cela me fait penser à un certain Benoît XVI que l'on accuse de « fermer des portes » quand, au contraire, il pose des débats et des questions auxquels on n ose se confronter. Zemmour est donc un vrai journaliste de la confrontation. Il ne provoque pas pour faire monter les ventes, ou bien pour mettre un peu de politique en conclusion artificielle d'un bouquin remarquable sur l'histoire de la France. C'est au nom de l'histoire qu'il parle.
J.P : Il montre en effet admirablement l'unité de cette histoire, expliquant finalement que le peuple n’a pas suivi le changement de politique de ses rois, que le peuple n’a pas renoncé au rêve d'empire qui était celui de Louis XIV avant la paix d'Utrecht (1713) et que, lorsqu'il se débarrasse des Bourbons (et accessoirement de celle qu'ils appellent : l’Autrichienne), c'est pour continuer la politique mise en œuvre par Richelieu un siècle auparavant. Zemmour nous montre par là le versant ultra-conservateur de la Révolution française. J'ai la faiblesse personnellement de préférer la politique de Choiseul, dans une Europe devenue culturellement française, avec le pacte de famille et la paix à la clé.
C.M : Cher Joël, si Rome (si la France donc) signe un pacte de famille, Rome n'est plus Rome et c’est Carthage qui se venge, c'est l’Angleterre qui prend la main. Vous oubliez Carthage, vous oubliez, comme l’explique très bien Zemmour, qu’au même moment où la France signe la Paix de Westphalie, l’Angleterre, avec l’Acte de navigation (1651), se donne les moyens d'une politique mondiale. C'est cette problématique que Louis XV ne comprend pas et que Louis XVI comprend trop tard avec sa guerre en Amérique.
Christophe Mahieu et Joël Prieur monde&vie 3 avril 2010 n° 825