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Le syndicalisme à la française ou le complexe de l'apparatchik (texte de 2010)

Avec le taux de syndicalisation le plus bas d'Europe, le syndicalisme français ne se porte pas bien. S'il ne se réforme pas, lui reste-t-il un avenir ?

Lors d'une conversation au cours de laquelle nous évoquions la propension des syndicats français à bloquer toute réforme, Jacques Marseille, professeur d'histoire économique récemment disparu, expliquait que loin de montrer la puissance des syndicats français, ces blocages répétés accusaient paradoxalement leur faiblesse. Partout ailleurs en Europe, en effet, des syndicats réellement forts avaient participé activement à la mise en œuvre des réformes indispensables, dans l'intérêt bien compris des salariés. Pour vérifier la justesse de ces propos, il n’est que de consulter les taux de syndicalisation dans le monde à la fin du XXe siècle, publiés dans un livre qui vient de paraître, Les forces syndicales françaises(1). En 1995, le taux de syndicalisation atteignait 28,9 % en Allemagne, 32,9 % au Royaume-Uni, 41,2 % en Autriche, 60 % en Hongrie, 80,1 % au Danemark, 91,1 % en Suède.

En France, il ne dépassait pas 9,1 % et il s’est encore effondré depuis, pour ne plus concerner aujourd'hui que 7 % des salariés !

On aurait tort de s en réjouir. Les syndicats ne sont pas un mal, mais un bien nécessaire, pour peu qu'ils jouent le rôle de médiation et de défense constructive des intérêts des salariés qui devrait être le leur. En France, hélas, ils se sont tôt engagés dans une idéologie stérile de lutte de classe, qui a si bien imprégné leur culture qu'il leur est devenu presque impossible de s’en défaire.

Le mouvement de désyndicalisation, qui s'amorce à partir de 1978, s’explique par deux types de causes, écrivent Dominique Andolfatto et Dominique Labbé, qui comptent parmi les meilleurs spécialistes du monde syndical : les unes sont liées aux évolutions de la société (montée de l'individualisme, tertiarisation de la population active, modification des modes de communication au sein de l’entreprise…), d’autres à l’organisation des syndicats eux-mêmes.

Concernant les premières, les auteurs remarquent que ces changements se sont produits dans tous les grands pays industrialisés, sans y produire le phénomène de désyndicalisation constaté en France.

Quant aux secondes, ils en avancent une qui paraît fondamentale : « Jusqu'à la fin des années 60, le militant syndical était un salarié parmi les autres, disposant d'un contingent limité d'heures de délégation qu'il utilisait pour résoudre les problèmes individuels et collectifs de ses camarades de travail. Comme le syndicat vivait essentiellement des cotisations de ses adhérents, il n’était pas question de s'en désintéresser. (…) Aujourd'hui, les syndicalistes sont des professionnels de la représentation souvent mis à la disposition des appareils syndicaux par les administrations et les entreprises. Ces permanents estiment disposer d'un mandat général pour décider au nom des salariés sans avoir à les consulter. Leurs temps est surtout occupé par des réunions et ils rencontrent rarement leurs collègues en dehors des campagnes électorales. Ils continuent à dénoncer rituellement certains problèmes mais ne s’efforcent plus de leur trouver des solutions pratiques comme le faisaient leurs aînés. »

Le complexe de l'apparatchik

On ne saurait mieux décrire le complexe de l'apparatchik; qui s est développé au sein du syndicalisme français. La rupture des salariés avec les syndicats - en particulier dans le secteur privé - peut à cet égard être comparée à celle qui sépare les électeurs des partis politiques… Le fonctionnement des syndicats se rapproche en effet de celui des partis, et sans doute faut-il y voir la raison des modifications structurelles, marquées par le centralisme et l’uniformisation, qu'évoquent encore Andolfatto et Labbé : « En même temps que les syndicats de base s'affaiblissaient, l’organisation des confédérations a été alourdie et complexifiée. Cette lourdeur a également contribué à éloigner les responsables syndicaux du monde du travail et à les rendre moins sensibles aux changements qui s'y produisaient. » Un éloignement renforcé par le fait que « les aides et les indemnités se sont progressivement substituées aux cotisations comme ressource essentielle des syndicats. » Résultat : selon un sondage TNS-Sofres sur les motifs de non-syndicalisation (publié en décembre 2005), 38 % des Français pensent que les syndicats ne comprennent pas leurs problèmes.

Il n’est pas étonnant que les salariés du secteur privé se soient les premiers détournés des organisations professionnelles, qui touchent à peine plus de 5 % d'entre eux et moins de 3,5 % dans les entreprises de moins de 50 salariés. Le taux de syndicalisation est nettement plus élevé dans le secteur public 20% dans la fonction publique en 2006, entre 25 et 30 % dans des entreprises publiques comme La Poste et la SNCF, 40 % dans l'énergie (avec EDF-GDF). De ce fait, les syndicats apparaissent aujourd'hui avant tout comme les défenseurs des « acquis sociaux » des salariés de la sphère publique. On l'a bien vu lorsque, après avoir laissé sans sourciller le gouvernement Balladur imposer une réforme abrupte des retraites du privé, ils ont négocié au mieux celles du public en 2003, puis en 2007-2008.

Il existe une raison à cette préférence non dissimulée sans parler de la manne que peuvent représenter pour un syndicat comme la CGT les énormes Comités d'entreprises des électriciens ou des cheminots, les fonctionnaires et para-fonctionnaires descendent plus facilement dans la rue, sont plus à même de bloquer le pays par la grève (SNCF, EDF, etc.) et concentrent les gros bataillons de la gauche (Education nationale). Politiquement, ils constituent donc une arme efficace entre les mains des « forces de progrès », pour s’opposer aux réformes envisagées par la droite.

Reste à savoir quel avenir peut avoir un syndicalisme français qui n'attire ni les salariés du privé, ni les femmes, ni les jeunes : « La question reste fondamentale, écrivent Guillaume Bernard et Jean-Pierre Deschodt dans Les Forces syndicales françaises qui et combien seront les militants syndicaux quand 40 % d'entre eux seront partis à la retraite d'ici à dix ans ? » Partenaires sociaux, recherchent héritiers…

(1) Les Forces syndicales françaises, sous la direction de Guillaume Bernard et Jean-Pierre Deschodt, paris, presses universitaires de France, 2010

Eric Letty monde&vie 15 mai 2010 n° 827

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