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Contre la démocratie représentative, redécouvrir l'anarchisme 1/2

Quoi de neuf en ce début de XXIe siècle ? Le mouvement anarchiste. Une myriade d'éditeurs, de revues et de collectifs libertaires témoignent d'une vitalité retrouvée contre le culte de la croissance. Critiques, ils le sont, mais peuvent-ils être des bâtisseurs d'alternatives ?

Depuis une dizaine d'années, souvent dans le sillage de l'écologie politique radicale, des éditeurs et des groupes militants, aux marges des grands courants de la politique officielle, redécouvrent la richesse d'une tradition anarchiste que les orthodoxies intellectuelles ont longtemps disqualifiée pour délit d'utopisme et d'insoumission. La revue décroissante Entropia ou le collectif anti-industriel espagnol Los Amigos de Ludd évoquent ainsi régulièrement les œuvres de Pierre Kropotkine ou d'Elisée Reclus, et soulignent les convergences historiques du mouvement libertaire - notamment en Espagne et en Russie - avec les réactions populaires contre la société industrielle.

Le groupe de l'Offensive libertaire et sociale, le groupe Oblomoff ou le collectif grenoblois et antiscientiste Pièces et mains d'oeuvre donnent, eux aussi, de beaux exemples de ces publications et de ces mouvements d'inspiration libertaire qui ne se résignent pas à jouer les supplétifs de la gauche progressiste et se confrontent sérieusement aux misères et aux enjeux de l'époque. En insistant sur la critique de l'idéologie du progrès et du culte de la croissance et en réagissant aux dangers que font peser les nouvelles technologies de surveillance sur les conditions d'une vie libre et décente, cette nébuleuse assez informelle hérite, à sa manière singulière et critique, de l'anarchisme des siècles derniers.

Les essayistes catholiques Jacques de Guillebon et Falk van Gaver ont donné enfin, dans un livre récent(1), une relecture très personnelle de l’anarchisme, en montrant que le drapeau noir pouvait cohabiter avec une sensibilité conservatrice, voire réactionnaire, et en rappelant les influences de la pensée contre-révolutionnaire sur Pierre-Joseph Proudhon et celle du patriarche bisontin de l'anarchisme français sur le jeune Maurras. Leur ouvrage est aussi un manifeste anarchiste et chrétien qui illustre avec force les nombreux points de rencontre entre l'esprit évangélique et le radicalisme utopique de nombreux penseurs anarchisants. Il est vrai que la violence des diatribes antibourgeoises d'un Léon Bloy rejoint souvent celles de l'anarchiste individualiste Georges Darien, et l'on sait que les situationnistes étaient de fervents lecteurs de Bossuet autant que du mendiant ingrat.

Le drapeau noir au-delà des clichés

À la fin de sa vie, Guy Debord avouait d'ailleurs, dans une lettre du 12 avril 1993 à son ami Ricardo Paseyro, une sympathie et un intérêt pour les « catholiques extrémistes »(2). Plusieurs rééditions - notamment Mémoires d'un révolutionnaire de Pierre Kropotkine(3) et l'Encyclopédie anarchiste(4) de Sébastien Faure - sont parmi les derniers signes de ce renouveau d'intérêt pour une pensée libertaire qui a inspiré des philosophes et des écrivains aussi différents que Léo Malet ou Louis Guilloux, les personnalistes chrétiens Emmanuel Mounier et Nicolas Berdiaev, Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, et parmi nos contemporains les plus éminents, Jean-Claude Michéa et René Schérer. Mais, malgré ce regain encore trop timide, la pensée anarchiste reste voilée par les clichés et des slogans le «ni Dieu ni maître» et le drapeau noir ou la sombre légende - propre à épater ou à effrayer le bourgeois - des bandits tragiques et des poseurs de bombes en frac de la Belle Époque, en occultent souvent la force et la complexité. L'anarchisme est aussi parfois confondu avec une révolte infantile et fiévreuse, où le combat pour l'émancipation serait synonyme de toutes les transgressions et d'un libéralisme exacerbé. Aujourd'hui, les anarchistes officiels - ceux que l'on croise en queue de manifestation, encadrés par la police, les syndicats et les partis de gauche - offrent en effet le spectacle affligeant de gauchistes comme les autres, de « mutins de Panurge » qui s'empressent de défendre toutes les bonnes causes de la bien-pensance progressiste. Ces anarchistes spectaculaires et subventionnés s'obstinent, lorsque les élites mondialisées assument fièrement de s'être libérées des derniers vestiges de la morale traditionnelle, à désigner l'ennemi dans le curé en soutane et le père de famille nombreuse à dénoncer les figures d'un vieux monde patriarcal que le turbo-capitalisme a déjà liquidées. En d'autres temps, ces anars post-modernes auraient été justement qualifiés d'idiots utiles...

Ces caricatures et ces malentendus empêchent donc encore les meilleurs esprits d'approcher une tradition critique qui pourrait pourtant inspirer des alternatives, tant au libéralisme mondialisé et aux idéologies du déracinement, qu'aux tentations de repli sur un État-Providence moribond et aux fantasmes de restauration autoritaire. De nombreux anarchistes ont en effet souvent développé des pensées et des pratiques à rebours des dogmes progressistes modernes.

L'honneur de la lucidité

Dans sa classique Histoire de l'anarchie(5) publiée en 1949, Claude Harmel écrivait de la révolte anarchiste qu'elle était une « protestation de l'antique civilisation paysanne contre la domination du droit romain et la tyrannie moderne de l'abstraction ». Cette formule, aussi lapidaire soit-elle, souligne justement cette relation conflictuelle des anarchismes avec les forces, les autorités et les hiérarchies nées de la modernité politique et économique. Face aux développements conjoints de l'État moderne et du capitalisme industriel, contre les nouvelles disciplines du travail salarié et les « levées en masse » jacobines, les anars eurent souvent l'honneur de la lucidité et des intuitions sur le devenir carcéral des sociétés « civilisées » qui restent valides, à l'heure de la carte d'identité biométrique, du puçage électronique et des normes européennes.

À suivre

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