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Luc-Olivier d’Algange sur l’oeuvre de Pierre Boutang 2/2

Ainsi en est-il de la confusion assez systématiquement entretenue entre l’opposition et la distinction. Platon distingue car distinguer est le propre de la connaissance et l’art du poète comme du métaphysicien. De même que le musicien distinguera le timbre, le rythme et la mélodie, sans davantage concevoir qu’on dût les séparer, Platon distingue les idées et les réalités sensibles comme Julius Evola, l’un de ses lointains disciples, distinguera la forme de la matière. Platon lui-même parle des gradations infinies qui unissent les mondes que l’exigence de la connaissance distingue. Il y a dans l’insistance des modernes à renverser le platonisme une volonté déterminée de ne pas comprendre la Forme, le Logos et l’Un qui fondent la métaphysique et l’ontologie européennes. Le grand mérite de Pierre Boutang sera de renouer la catena aurea qui nous unit à Platon, Parménide, Aristote et à la théologie médiévale après laquelle une grande part de l’ingéniosité humaine consistera à déraisonner de façon de plus en plus utilitaire.

L’Idea, la Forme, au sens platonicien, ne se réfute qu’au profit d’un nouvel obscurantisme, peut-être le pire de tous, qui délie, scinde, déconstruit, d’une relativisation générale qui, récusant la notion d’interdépendance universelle n’est plus qu’une méthode pour nier tout sens et la plus vive aversion pour la communion des esprits. Nier l’éternité, le Logos, l’Un, c’est rendre impossible la communion des esprits, c’est rejeter dans une multiplicité fractionnante à l’infini un message réduit à sa propre immanence et vouée à ne signifier fugacement que dans un temps ou dans un lieu donné. Sous couvert de dénoncer toute hiérarchie, y-compris celle qui, par gradations infinies, embrasse toute chose dans un même amour (ou dans une même logique), et de refuser toute Autorité (y-compris celle qui est contre le pouvoir, dont la nature est d’abuser, le seul recours de la liberté), le Moderne invente un monde où la communion cède définitivement à la fascination, où les signes et les symboles réduits à eux-mêmes deviennent idoles et où la solitude, n’étant plus glorifiée par l’unificence Dieu, n’est plus que l’esseulement de l’insolite, de l’unité interchangeable, propre à cet individualisme de masse qui parachève les ambitions les plus folles du totalitarisme.

Ce n’est pas le caractère le moins diabolique de ce siècle étrange que d’avoir généralisé la communication tout en ôtant aux hommes la possibilité de la communion. Exception lumineuse, la rencontre de Pierre Boutang et de George Steiner, fut bien davantage qu’un heureux hasard médiatique. Pour peu que l’on cultive quelque peu, à l’exemple du bon maître d’Engadine, le goût de la généalogie des idées, l’importance au cœur des œuvres de Boutang et de Steiner, d’une théorie de la traduction, ne manquera pas d’apparaître dans sa perspective métaphysique. La riposte steinerienne à Derrida et à quelques autres, qui persistent à refuser le Sens comme une déplorable survivance platonicienne, vient ainsi étayer dans notre pensée l’Art poétique de Pierre Boutang, comme de juste dédié à Steiner, et qui est d’abord un traité de la traduction.

Que la traduction soit possible, nous dit Steiner, prouve l’existence du Sens. Non point d’un sens comme épiphénomène, prolongement du fonctionnement du texte mais comme origine, voire comme mystère dont il reviendra à l’Art poétique de manifester la présence réelle. L’insistance du moderne à nier la possibilité ou la légitimité de la traduction, toute traduction s’avérant pour lui inadéquate ou délictueuse, n’est rien moins qu’innocente car à suivre le raisonnement de Steiner et celui de Boutang, si nous pouvons traduire, toute la doxa moderne et matérialiste se trouve récusée ! Si le Sens existe, s’il se manifeste en présence réelle, ainsi que l’établit la simple possibilité de la traduction, l’intelligence même du mouvement renoue avec l’herméneutique, et, par voie de conséquence, avec la Tradition.

Ce qui peut être traduit, cette possibilité universelle du Sens, tel est le fondement de l’herméneutique et de la Tradition. Interpréter, traduire, transmettre, telles sont, pour l’homme traditionnel, les fonctions essentielles de l’entendement humain, et l’aventure par excellence dont la navigation d’Ulysse est la métaphore immense ! Ce qui peut être traduit navigue sur le vaisseau du langage dont les cordes, les voiles et le bois sont la grammaire. L’herméneute est celui qui fait sienne cette beauté maritime, qui veille sur les variations météorologiques révélées par les souffles et les couleurs. Celui qui aborde un poème avec un cœur moins aventureux demeurera en-deçà de l’honneur que la Providence lui fait d’une telle rencontre. Comme dans toutes les circonstances majeures de l’existence, tout se joue dans la déférence. S’orienter dans les ténèbres des signes réduits à eux-mêmes, jusqu’au matin, tel sera le courage du traducteur.

Avant de traduire d’une langue à une autre, dans ce monde d’après Babel où nous sommes précipités de naissance, le traducteur traduit du silence qui est en amont de l’œuvre. Toute traduction est ainsi non seulement herméneutique, elle est aussi gnostique, à la condition de comprendre que le mot gnose ne renvoie pas ici aux théogonies des sectes d’Alexandrie qui voyaient en la création l’œuvre du démon, mais à la Connaissance, la gnosis que Platon distingue de l’opinion, de la doxa.

Ce que le Moderne nie en niant la possibilité de la traduction, n’est rien d’autre que la tradition dont l’œuvre de Pierre Boutang décrit, avec faste, les ramifications et les arborescences. Enfermer chaque langue dans la prison de ses mécanismes, et chaque auteur dans le cachot de sa subjectivité intransmissible, soumettre les idées, les métaphysiques, les symboles et les mythes à des circonstances sociologiques, en un mot, expliquer le supérieur par l’inférieur, au point d’ôter à l’esprit toute réalité, telle est l’ambition du monde moderne qui ne peut établir son règne totalitaire qu’à ce prix. C’est à ce titre que l’on cherche depuis plusieurs décennies à nous faire croire que Platon, Dante, Shakespeare nous sont devenus incompréhensibles afin qu’ils le deviennent et que nous soit ôté ce lien aux gloires et aux autorités d’antan où nous puisons la force de résister aux offenses et aux pouvoirs d’aujourd’hui.

Ne rien voir que le mécanisme des êtres, des œuvres et des choses, c’est hâter le moment où tous les êtres, toutes les œuvres et toutes les choses seront entièrement livrés à un mécanisme. A l’analyse et à l’explication où le moderne accomplit sa vocation titanique, Pierre Boutang oppose l’interprétation et la compréhension des gradations. A travers ses traductions de l’Ecclésiaste, de Sophocle, de Shelley ou de Rilke, Pierre Boutang fait l’expérience, non de mécanismes mais « d’une poésie secrètement unique dont il est naturel ou surnaturel qu’elle passe tout entière, non sans métamorphose, dans d’autres langues humaines parce qu’elle est la langue des dieux. Et puisqu’il n’y a qu’un seul Dieu, il faut que ce soit parce qu’elle est poésie et non prose ».

Le rapport essentiel qui rend possible ce périple odysséen que sera l’herméneutique créatrice, ne sera donc point celui qui s’établit, ou manque à s’établir, entre le poète traduit et le poète traducteur, ou entre la langue d’origine et la langue destinée mais, plus profondément, entre le poème et l’Auteur. « L’être du poème à traduire, écrit Pierre Boutang, n’est de personne, il est comme le poème, présent dans sa langue – au point décisif de l’expérience ». Cette affirmation suffit à elle seule à marquer le différend qui oppose Pierre Boutang à la presque totalité des critiques qui furent ses contemporains. Loin de lancer devant soi l’être du poème ou quelqu’audacieuse et peut-être salvatrice hypothèse ontologique, la critique moderne fit de son mieux pour dénier à la poésie tout être, voire toute existence, à la rendre dépendante, non seulement de l’humain mais d’un humain défini selon des critères strictement déterministes.

Qu’il y eût être du poème et donc, de la part du poète, comme du traducteur, la possibilité d’une gnose et d’une ontologie poétique, c’est bien là une hypothèse qui, non seulement ne fut pas envisagée mais dont il parut nécessaire, pour d’évidentes raisons d’orthopraxie matérialiste, d’exclure toute approche possible. Telle est la sereine fulgurance de Pierre Boutang, en concordance avec sa fidélité, de nous faire comprendre que le poète est à la poésie ce que l’homme est à Dieu, le plus simplement du monde « un éclair dans un éclair » selon la formule étonnante d’Angelus Silesius. « Le traducteur auprès de cet être, écrit Pierre Boutang, ne diffère pas foncièrement du poète, lui-même effacé par son ouvrage ». Le tout est d’entendre ce qui est dit. A peine sommes-nous présents à notre entendement que nous devenons l’infini à nous-mêmes. Les vertus réfléchissantes de notre spéculation que la vérité métaphysique embrase, comme un soleil à la surface des eaux, s’incarnent dans le Chant. Dans les éclats illustres de cette transcendance immanente, nous abandonnons l’illusion dérisoire d’un poème issu de l’humain pour rejoindre l’élan de l’hypothèse audacieuse, odysséenne, d’une poésie reçue des dieux ou de Dieu !

Certes, l’être simple du poème, en tant que pure transcendance, est au-delà de la subjectivité et de l’objectivité, de même qu’il ignore l’opposition coutumière entre l’intérieur et l’extérieur. Toutefois, la façon la moins malencontreuse d’aborder le poème est encore de commencer par lui reconnaître cette grande vertu d’objectivité, où le Moi s’efface, et qui est le propre des natures héroïques et sacerdotales. L’œuvre de Pierre Boutang et celle de Henry de Montaigu se rejoignent là encore pour reconnaître dans cette vertu une prédestination surnaturelle de la langue française dont Boutang souligne « l’universalité et la vocation à traduire les proses de Babel et à les attirer sur un terrain commun ». Une fois dépassées les contingences, par l’immensité des désastres qui survinrent, l’action française ne saurait plus être qu’une action du Logos français, une action oblative, c’est-à-dire une prière du cœur d’où naissent surnaturellement les prosodies de Scève, de Nerval et d’Apollinaire ! Pierre Boutang en témoigne : « La langue française ne devrait d’abord établir ses titres et son privilège que dans la traduction du poème et de tout ce qui demeure d’héroïque et de divin dans l’existence des hommes de toute origine ». L’universalité métaphysique non seulement ne dénie pas cette disposition providentielle, elle en accomplit la vocation profonde.

Luc-Olivier d’Algange.

https://cerclearistote.com/2014/02/luc-olivier-dalgange-sur-loeuvre-de-pierre-boutang/

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