Véronique Hallereau est historienne de formation. Après avoir soutenu un mémoire de maîtrise sur la médiatisation de Soljénitsyne en France, elle écrit sur l'écrivain son premier ouvrage publié, Soljénitsyne, un destin, aux éditions de L'œuvre. En mars 2009, elle organise avec Nikita Struve un colloque international sur l'écrivain au collège des Bernardins, dont les actes ont été publiés récemment chez F.-X. de Guibert. Son site http://www.vhallereau.net
1 - Véronique Hallereau, vous venez de publier aux éditions de L'œuvre une biographie de Soljénitsyne. Comment une jeune femme française s'éprend-elle d'un auteur russe aussi austère ? Quelle est l'histoire de ce livre ?
C'est une longue histoire. J'ai rencontré l’œuvre de Soljénitsyne à l’adolescence, à la fin des années 80. Il m’a ouvert tout un monde, celui de la littérature russe qui, plus que toute autre, est recherche de la vérité et cri de justice. Quand, presque dix ans plus tard et alors que l'URSS n’existait plus, je me suis replongée dans son œuvre pour un travail universitaire, je me suis rendu compte qu’elle me passionnait toujours autant. J'ai eu envie de comprendre pourquoi, et j'ai commencé à écrire ce livre, qui est donc le résultat d'une recherche… Elle a été longue, beaucoup plus que je ne l'imaginais au début, puisqu'elle m'a pris près de dix ans, et elle m'a menée jusqu’en Russie.
Le résultat, plus qu'une biographie, est un portrait littéraire plutôt que sa vie dans tous les détails, c'est son destin qui m'a intéressée, c'est-à-dire une construction de la personne qui cherche à comprendre et donner un sens à sa vie. C'est dans et par son œuvre que Soljénitsyne a mis sa vie en forme. Je suis chronologiquement l’écriture de l’œuvre et montre l’écrivain en recherche à travers une série de dates-clés de sa vie. C'est ainsi que le livre commence non en 1918, année de sa naissance, mais en 1945 année de sa naissance en tant qu’écrivain, comme il l'a dit lui-même. Le plus extraordinaire a été de voir à quel point chez lui la vie, l'œuvre et l'histoire (à la fois contexte de sa vie et thème de son œuvre sont imbriquées ! Les trois s'influencent mutuellement et font de son destin une formidable aventure romanesque.
2 - Faut-il voir en Soljénitsyne un homme de lettres ? N'est-ce pas d'abord un stratège ?
Je dirais qu'il est d'abord un écrivain. Mais vous avez raison de parler de lui aussi comme un stratège. C'est lié au contexte historique dont je parlais l'URSS n'était pas une société libre, le Parti communiste contrôlait tout ce qui se disait et, en particulier ce qui se disait sur l'histoire du régime. Soljénitsyne voulant écrire sur les sujets interdits - l’oppression de tout un peuple par l'exercice d'une terrible violence d’État, famines organisées, déportations, exécutions -, il est obligé de se faire stratège pour pouvoir écrire il cache ses opinions réelles, cache ses manuscrits, se cache aussi parfois lui-même. Au fur et à mesure cependant qu'il publie, il se dévoile, mais toujours avec un grand contrôle par exemple, il dévoile sa critique de Staline en 1962 avec Une journée d'Ivan Denissovitch, mais il attendra beaucoup plus longtemps pour critiquer Lénine, le fondateur intouchable du régime. Il n'hésite pas pour cela à travailler à deux versions d'une même œuvre et à en « édulcorer » une pour essayer de la faire publier dans son pays c'est le cas de son roman Le Premier Cercle qui ne sera finalement pas édité en URSS). Quand il décide de publier à l’étranger pour contourner la censure soviétique avec le roman Août 14 il enlève quelques chapitres sur Lénine, qui risqueraient de provoquer son arrestation. Il combat pour écrire son œuvre et son œuvre est de combat. Le sommet sera bien sûr la publication de l’Archipel du Goulag qui lui vaudra d'être déchu de sa citoyenneté et expulsé d'URSS, le premier depuis Trotski en 1929.
3 - Vous expliquez dans votre livre qu'il s'est identifié à l'histoire de son peuple... Expliquez-nous en quelques mots dans quelles circonstances ?
Soljénitsyne est un jeune officier léniniste quand il est arrêté en 1945 pour avoir critiqué Staline dans une correspondance privée. Pendant les huit années de prison et de camp qu'il va passer, il rencontre le peuple ce peuple emprisonné n’est pas un ennemi de « classe » comme le clame le Parti, toutes les classes sociales, toutes les opinions politiques et religieuses sont représentées. Abandonnant progressivement ses propres illusions et certitudes, il va s'identifier à la Russie souffrante. Et face à l'absurdité apparente de cette oppression de masse, il va chercher les raisons pour lesquelles la Russie a subi une telle catastrophe historique. Toutes ses œuvres même les plus autobiographiques, mêlent son destin à celui de la Russie, personnifiée par de nombreux personnages qui croisent sa route. Elles scandent une recherche du sens, un sens qui existe - il en est persuadé. La Providence a envoyé un message aux Russes. L’Archipel du Goulag est un appel à ce que chacun réfléchisse à sa propre culpabilité et se repentisse.
4 - Comment résumeriez-vous justement le message spirituel de Soljénitsyne? Qu'a-t-il encore à nous dire aujourd'hui ?
Je le résumerais en disant que s'il y a des victimes, il n'y a pas d'innocent. Être victime ne signifie pas l'innocence, c'est-à-dire l'incapacité à faire le mal. Soljénitsyne a compris en prison que « la frontière entre le mal et le bien ne passe pas entre les classes sociales, entre les nations », etc., mais « passe dans le cœur de chaque homme ». C'est une incitation à renoncer à la vengeance et à abdiquer toute vision idéologique du monde, pour qui le coupable - c'est l'autre. Le malheur d'apparence absurde et donc injuste est significatif- il nous avertit qu'on s est éloigné de la voie du Bien. Reconnaître sa culpabilité, prononcer un repentir, permet de rationaliser l’absurde, donc de sortir de la fatalité et de donner un sens à son malheur. C'est aussi le témoignage d'une conscience morale libre et responsable.
Propos recueillis par Alain Hasso
Véronique Hallereau, Soljénitsyne, un destin, Portrait littéraire, éd. de l'œuvre 2010,378 pp. 20 euros
monde&vie 20 septembre 2010 n°832