Spécialiste de l'Italie contemporaine et du fascisme, Pierre Milza met en évidence, dans « Les derniers jours de Mussolini », les incohérences du récit officiel de la mort du « Duce » et le rôle clé joué par les services de renseignements britanniques.
Au printemps 1945, vingt-cinq divisions allemandes stationnent encore dans la péninsule italienne. Adossées aux Alpes, elles livrent un dur combat d'arrière garde. À leurs côtés, les forces de la République sociale italienne, environ 250 000 hommes, traquent activement les partisans qui multiplient les incursions dans les campagnes de la vallée du Pô. En avril, les événements s’accélèrent. Le 21 les forces alliées s’emparent de Bologne et, le 24, de La Spezia, tandis que le même jour Gènes se soulève et qu'à l'Est les hommes de Tito s'emparent de Fiume, haut lieu du fascisme. Après avoir évalué les chances d'un dernier baroud dans un réduit fortifié aménagé en Valteline (au nord du lac de Corne), Mussolini rencontre, le mercredi 25 avril, à l'archevêché de Milan, les délégués du comité de libération. Il souhaite transmettre honorablement le pouvoir, non pas à la bourgeoisie, ni aux alliés, ni aux communistes, mais aux socialistes. Sa démarche échoue. Ses interlocuteurs exigent de lui, dans les deux heures, une reddition sans condition. Il apprend également d'eux que, depuis plusieurs semaines, le général SS Karl Wolff, gouverneur militaire du nord de l'Italie, négocie en cachette d'Hitler sa propre reddition et que les tractations sont sur le point d'aboutir.
Mais l'intransigeance des chefs de la résistance rend impossible tout accord. Benito Mussolini estime avoir droit à un minimum d’égards. Certes il a accepté de diriger le nouvel État néofasciste voulu par Hitler dans les régions d'Italie contrôlées par la Wehrmacht; mais s'il a pris cette décision, ce n’est pas par goût du pouvoir mais par devoir patriotique, pour protéger ses compatriotes de la fureur vengeresse d'Hitler qui menaçait de faire subir à l'Italie le traitement de la Pologne.
Le soir même, Mussolini quitte Milan pour Côme, avec l'intention d'aviser sur place : soit il se réfugiera en Suisse, soit il s'installera dans les dernières régions non occupées du Reich. Le 25 avril, à 17 h 15, le reste de ce qui avait été le gouvernement de la République sociale (une colonne d'une centaine de véhicules) prend la route de Merano. Un choix surprenant : l'itinéraire est long, la route sinueuse et des partisans contrôlent certaines zones montagneuses.
« Je ne peux plus faire confiance aux Italiens »
Arrivé à Côme, le Duce se rend à la préfecture pour y dîner. Les autorités locales lui annoncent l'entrée imminente de 11 000 maquisards communistes dans la ville. C'est un mensonge, les insurgés étant quatre fois moins nombreux, mais les notables fascistes locaux entendent négocier en douceur la passation des pouvoirs et la présence du Duce les gêne… Berné, Mussolini reprend immédiatement la route. Vers 4 heures du matin, il atteint Menaggio, une petite station touristique située à trente-cinq kilomètres au nord, où il passe sa dernière (courte nuit d'homme libre. Le 26 avril, en fin de matinée, Mussolini se rend à Grandola, dans une auberge distante de 15 kilomètres seulement de la frontière suisse et de Lugano. Il y passe l'après midi et n’entreprend rien, car le lieutenant SS Birzer, chargé de l’escorter avec une trentaine d'hommes, est bien décidé à l'empêcher, par la force s'il le faut, de passer la frontière. Le Duce, qui doute d’ailleurs que les Suisses l'acceptent (à juste titre, puisque son épouse et ses enfants mineurs seront refoulés, malgré des promesses faites antérieurement), décide alors de chercher refuge à Merano dans le Haut Adige (à 200 kilomètres au nord) d'où il pourra, le cas échéant, passer aisément en Bavière. Là encore, il est trompé par les autorités fascistes locales qui, pressées de le voir déguerpir, lui affirment que la route qu'il s'apprête à prendre est sous contrôle. En outre, Birzer demande quelques heures de repos pour ses hommes, ce que Mussolini accepte. Ce retard pris le 26 avril sera fatal.
Le 27 à cinq heures du matin, Mussolini et les siens redescendent vers le lac de Côme. Le véhicule blindé peu manœuvrier qui ouvre la route retarde inutilement le convoi, alors que chaque minute compte. Chemin faisant, la lente colonne de trente quatre automobiles, qui s'allonge sur plus d'un kilomètre, s'agrège à une unité allemande de troupes anti-aériennes (environ 200 hommes) en retraite. En principe, les fuyards sont en force, mais les Allemands entendent rentrer chez eux sans coup férir leurs alliés italiens vont vite s'apercevoir de leur absence de combativité.
Le convoi est arrêtée une première fois, six heures durant, à Muso, bourgade située à 14 kilomètres seulement de Menaggio. Cela sent le roussi et plusieurs dignitaires fascistes prennent la poudre d'escampette. Birzer, inquiet, prie son protégé d'endosser une capote de sergent de la Luftwaffe et de se dissimuler au fond d'un camion, ce que Mussolini accepte. Ce n’est pas à son honneur : il est le seul Italien du convoi qui va peut-être se tirer du guêpier. Cruellement, mais non sans raison, il assène à ses lieutenants : « je pars avec les camarades allemands car je ne peux plus faire confiance aux Italiens ».
Une exécution sommaire précédée de sévices
Quatre kilomètres plus loin, à Dongo, sur le lac de Côme, la colonne est de nouveau stoppée. Il est 15 h 30. Après négociation, les partisans consentent à laisser passer les Allemands (mieux armés et plus nombreux qu'eux, mais acceptant la fable que les ponts sont minés et que des canons sont placés à tous les tournants), sous condition de pouvoir inspecter leurs véhicules et d'arrêter les fascistes sur lesquels ils mettront la main ce qui est accepté. Les maquisards - ils sont une cinquantaine - fouillent les camions. Malgré son déguisement, Mussolini, qui porte en bandoulière une mitraillette dont il ne se sert pas, est identifié et arrêté par les hommes de « Pedro » nom de guerre du comte Pier Bellini Délie Stelle, le jeune (24 ans) et inexpérimenté commandant de la 52e brigade Garibaldi. Les Allemands reprennent leur route vers Merano, abandonnant les dignitaires fascistes qui, comme leur chef, se laissent pour la plupart désarmer sans combattre. Leur destin est scellé.
En principe, le Duce aurait dû être transféré à Milan officiellement des instructions avaient été données en ce sens par le nouveau pouvoir. Mais les communistes entendent faire place nette et dépêchent à Dongo une équipe de tueurs confiée à un certain « colonel » Valerio, terroriste chevronné qui va s'imposer sans difficulté au jeune monarchiste Pedro, dépassé par les événements.
Mussolini est d'abord retenu dans une caserne de la Guardia di Finanza avant d'être transféré dans la nuit du 27 au 28 avril dans une maison de paysan de Bonzanigo (non loin de Dongo). Ensuite l'histoire de ses dernières heures s’obscurcit, tant les rapports et témoignages se contredisent.
Selon la version officielle, c'est à Giulino di Mezzegra, à deux pas de Bonzanigo, que Mussolini et Clara Petacci (sa jeune maîtresse, qui n'a pas voulu l’abandonner) sont tués d'une rafale. Ils ont été exécutés par les sbires du « colonel » Valerio, qui raconteront, pour salir et discréditer le dictateur déchu, que celui-ci est mort à genoux, fou de terreur…
Mais Pierre Milza a trouvé des témoignages et des documents nouveaux, qui remettent en cause cette relation des faits.
Qui a tiré ? Le Duce et sa compagne ont-ils été abattus ensemble, ou à plusieurs heures d'intervalle ? Il est quasiment acquis que Mussolini et Qara ont été assassinés par surprise, lui d'abord, elle ensuite. Il semble également qu'ils aient été victimes d'une exécution sommaire barbare, très probablement précédée de sévices. Selon plusieurs témoignages les deux captifs ont été roués de coups et étouffés et ce ne serait qu'après leur mort qu’on leur aurait tiré dessus. Pierre Milza n’écarte pas cette version.
Liquidé sur ordre de Churchill ?
Il n’exclut pas non plus que les services secrets anglais aient activement collaboré à la mise à mort. Le dirigeant italien aurait été liquidé par des agents anglais collaborant avec les partisans communistes, sur ordre personnel de Churchill. Cette thèse est ancienne dans les années 90, déjà, un historien italien prestigieux, Renzo de Felice, avait accusé le premier ministre britannique d'avoir voulu supprimer un témoin gênant des complexes relations anglo-italiennes nouées entre 1922 et 1945. Il est indéniable que le vieux lion, avant guerre, avait cherché à pacifier la Méditerranée en dissociant le Duce défini en 1926 comme « le plus grand législateur vivant » et encore en 1940, comme « un grand homme » de Hitler, à une époque ou le second était considéré comme bien plus dangereux que le premier. D'où quelques œillades appuyées à l'égard du dictateur italien au nom de cette même « real-politik » qui conduira plus tard Churchill à courtiser un autre dictateur, Staline, toujours pour éliminer ce qu'il estimait être le péril le plus grave et le plus urgent.
Où sont passés les papiers de Mussolini qui faisaient état de ces tractations ? En septembre 1945 Churchill partit en vacances sur le lac de Côme. Était-ce pour se reposer dans ce cadre paradisiaque, ou pour récupérer la correspondance qu'il avait entretenue avant la Seconde Guerre mondiale avec le dictateur ? Pierre Milza ne l'exclut pas non plus…
Enfin, l'historien lève le voile sur ce qu’est devenu « le trésor de Dongo », c'est à dire les devises, lingots, diamants et bijoux dissimulés dans le convoi fasciste. Pour Pierre Milza, une bonne partie dudit « trésor » a abouti dans les caisses du Parti communiste, auquel il a notamment permis d'acheter son fameux siège national « il Botteghone », « la grande boutique », revendue après la chute du mur de Berlin), et une imprimerie.
Reste une question sans réponse / qui était vraiment le « colonel » Valerio, bourreau « officiel » du Duce ? Sous ce pseudonyme se cacherait, non pas, comme il a été dit, Walter Audisio, petit comptable prétentieux, qui multiplia après guerre les récits contradictoires sur son action, mais un important et sanguinaire dirigeant du Parti communiste, Luigi Longo, ancien du Comintern et des Brigades Internationales. Un dur entre les durs qui finira sa carrière politique comme Secrétaire général du PCI, de 1964 à 1972.
Les Derniers Jours de Mussolini de Pierre Milza, Fayard, 350p., 21,90€ aussi, de Renzo De Felice, Les Rouges et les Noirs, Georg Editeur, Paris, 1996.
Henri Malfilâtre monde&vie n°833 11 octobre 2010