Aveugles au politique
Toutes leurs inconséquences et leurs contradictions dérivent de là. Ils croient qu'on peut faire de l'individu (ou de la « multitude » la source de toutes les normes sociales. Ils critiquent à l'occasion le monde unipolaire, mais en tiennent pour une gouvernance mondiale qui ne serait rien d'autre que l'expression d'une unique polarité. Ils s'opposent au libéralisme économique, mais défendent le libéralisme sociétal qui ne s'est jamais aussi bien épanoui que dans le capitalisme libéral. Ils défendent l'idéologie des droits de l'homme comme s'il existait des droits humains indépendants de l'organisation sociale. Ils en appellent à des valeurs universelles, alors qu'une valeur n'a de sens que dans le contexte d'une culture déterminée. Bref, pour reprendre le mot célèbre de Bossuet, ils déplorent des conséquences dont ils continuent de chérir les causes.
Aveugles au politique, ils ne raisonnent qu'en termes de contre-pouvoir. Ils pensent qu'une pression exercée « d'en bas » (les mouvements contestataires, les « multitudes », etc.) peut suffire à enrayer la mondialisation néolibérale et à obliger les gouvernements à en renégocier les règles. Le pouvoir étant à leurs yeux toujours mauvais, il faut seulement exiger de lui qu'il « respecte les droits ». Confondant le démos avec la « société civile », les altermondialistes n'en appellent au commun que pour mieux liquider le public. Pour critiquer la marchandisation, ils s'arc-boutent sur la vieille opposition de la morale et de l'intérêt, ce qui les empêche de penser en termes de base sociale déterminée. À la logique du profit, ils ne trouvent à opposer que des considérations lacrymales sur la « justice », l'« égalité » et la « dignité humaine ». L'altermondialisme apparaît de ce point de vue comme une forme d'impolitique parmi d'autres.
Se voulant « citoyens du monde », les altermondialistes sont également très souvent indifférents à la diversité des peuples et des cultures. Ils préfèrent d'ailleurs remplacer les peuples, toujours suspects de vouloir s'abriter dans les limites du national, par les « multitudes » nomades chères à Antonio Negri, Michael Hardt ou Paolo Virno, sans se rendre compte que, comme l'a écrit Tariq Ramadan, « prôner une autre mondialisation et s'armer de la seule rationalité occidentale pour s'opposer à la marchandisation uniforme du monde est plus qu'une contradiction, un profond non-sens »(5).
Les carences de l'altermondialisme
Plus réaliste, Jean Baudrillard avait bien vu que le dénominateur commun entre l’altermondialisme et l'idéologie libérale qu'il prétend combattre est l'adhésion à l'universalité abstraite. « Tout ce qui fait événement aujourd'hui, écrivait-il, le fait contre cette universalité abstraite - y compris l'antagonisme de l'islam aux valeurs occidentales (c'est parce qu'il en est la contestation la plus véhémente qu'il est aujourd'hui l'ennemi numéro un). Qui peut faire échec au système mondial ? Certainement pas le mouvement de l'antimondialisation, qui n'a pour objectif que de freiner la dérégulation [...] Ce qui peut faire échec au système, ce ne sont pas des alternatives positives, mais des singularités. Or, celles-ci ne sont ni positives ni négatives. Elles ne sont pas une alternative, elles sont d'un autre ordre [...] Elles font échec à toute pensée unique et dominante, mais elles ne sont pas une contre-pensée unique - elles inventent leur jeu et leurs propres règles du jeu [...] Il ne s'agit donc pas d'un "choc de civilisations" mais d'un affrontement, presque anthropologique, entre une culture universelle indifférenciée et tout ce qui, dans quelque domaine que ce soit, garde quelque chose d'une altérité irréductible »(6).
Serge Latouche, qui n'hésite pas à se déclarer partisan du « pluriversalisme », a lui aussi bien noté les carences de cet altermondialisme, qui critique le capitalisme libéral mais continue de s'adosser à l'universalisme des Lumières et à l'idéologie des droits de l'homme, qui en constituent la matrice historique « La possibilité de faire de l'économie autrement tout en restant à l'intérieur du paradigme du marché et du capital n'est pas évidente [...] Il n'y a pas de jeu où tout le monde gagne qui soit compatible avec une économie capitaliste de marché [...] Or même les critiques les plus déterminés de la mondialisation sont eux-mêmes, pour la plupart, coincés dans l'universalisme des valeurs occidentales [...] Pourtant, on ne conjurera pas les méfaits du monde unique de la marchandise en restant enfermé dans le marché unique des idées ». Il reste aux altermondialistes, ajoute-t-il par ailleurs, à « s'affranchir de la chape de plomb de l'impérialisme économique pour recréer la diversité détruite par l'occidentalisation du monde »(7).
La perspective réformiste est évidemment une impasse. Le seul moyen d'échapper aux conséquences est d'agir sur les causes et de rompre totalement avec le système dominant. Guy Debord disait fort justement que « la compréhension de ce monde ne peut se fonder que sur la contestation, et cette contestation n'a de vérité qu'en tant que contestation de la totalité ».
À suivre