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Jean Jaurès, du mythe à la réalité

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Homme de grande énergie, Jaurès est devenu un mythe. Assassiné à la veille de la Grande Guerre, il amène à se poser une question : aurait-il pu l'éviter ? La réponse est bien évidemment négative, et il est fort probable que Jaurès se fût rallié à l'Union sacrée et qu'il eut été oublié beaucoup plus vite.

Né à Castres, Jaurès a une sorte de tempérament solaire. Il aime l'infini et la coïncidence des contraires. Élève de la rue d'Ulm, devenu parisien par profession, il ne perd jamais ses attaches avec le Tarn. Républicain de gauche, il croit que la république est « force et lumière ». C'est dès l'origine un homme du « camp du progrès » - avec toute l'ambiguïté de cette expression. Ce n'est que progressivement qu'il se rapproche du socialisme. Dans un premier temps, il propose la transformation du Sénat en Chambre du travail. Républicain de gauche avant tout, il refuse tout césarisme, tel le boulangisme.

Sa thèse est que les socialistes sont les vrais républicains, et que les vrais républicains sont les socialistes ou ne peuvent que le devenir. Ce sera tout le problème posé par le jauressisme le socialisme, est-ce seulement la République poussée jusqu'au bout ? On sait que Jean-Claude Michéa ne cesse d'expliquer le contraire. En se bornant à être platement « de gauche », platement « républicaine » et défenseur conservateur de la République, même bourgeoise, surtout bourgeoise, le socialisme se serait fourvoyé et englué dans la « gauche », jusqu'à cesser d'être socialiste. Sans craindre l'anachronisme, on pourrait dire que Jaurès est l'anti-Michéa. Mais, justement, l'homme est emblématique des questions que pose Jean-Claude Michéa.

Un « discours c'est baiser »

Jaurès défend un matérialisme « pour les facilités de la démonstration », mais il le situe dans la lignée de l'idéalisme et même de Luther. L'exigence morale passe avant tout. 1891. C'est l'affaire de Fourmies une fusillade contre les ouvriers demandant la journée de huit heures. On parle du soulèvement du « Quatrième État », la classe ouvrière. C'est peu de temps après, à partir de 1893, que Jaurès entre dans la famille socialiste. Il soutient la magnifique expérience de la verrerie ouvrière d'Albi.

L'homme se dépense sans compter. Battu aux élections en 1898, il prend un peu de recul. La politique demande de l'énergie. Comme dit Marcel Sembat, un « discours c'est baiser » (Les Cahiers noirs). Jaurès se relance dans la politique avec l'affaire Dreyfus, dans laquelle il s'engage non sans avoir attendu et longuement examiné la question. Refusant de ne voir que la lutte des classes, Jaurès veut montrer que les socialistes sont capables d'agir pour une grande cause universelle, au-delà des classes sociales. Jaurès est ici éloigné à la fois du marxisme et du syndicalisme révolutionnaire, ces derniers refusant tout engagement dans une querelle « bourgeoise ». Il est difficile de donner tort à Jaurès. Comment une condamnation non fondée serait-elle une question purement interne à la bourgeoisie ? Penser cela, c'est voir les classes sociales comme des essences pures et figées. La vraie question est sans doute la façon dont Jaurès inscrit, sans assez de nuances, le socialisme dans la lignée de la Révolution française. Certes, c'est sans doute une façon de tenter de faire bénéficier le socialisme de la force propulsive de la Grande Révolution. Mais est-ce défendable ? Et le populicide vendéen ? Et le caractère indiscutablement bourgeois de la Révolution, même chauffée au rouge en 1793 ?

Il est vrai que l'adversaire de Jaurès, Jules Guesde, défendait une position encore plus discutable : pour ce dernier, le socialisme était purement un phénomène économique. Entre les socialistes opportunistes ralliés (les « possibilistes ») et les intransigeants, souvent de façade, la place de Jaurès n'est pas simple à comprendre, ni simple à défendre. La création de L'Humanité, en 1904, si elle renforce Jaurès, ne fait pas taire ses opposants internes au socialisme tel qu'il le conçoit. Il est vrai que l'Humanité n'a, avant 1914, que quelque 12 000 abonnés seulement - et rarement parmi les ouvriers.

Joseph Caillaux inquiète les va-t-en-guerre

Avant 1914, la grande question n'est pas que va faire Jaurès ? La grande question, c'est Joseph Caillaux, le radical-socialiste, président du parti éponyme, qui impose - non sans manœuvres - la création d'un impôt progressif sur le revenu, veut revenir au service militaire de deux ans - au lieu de trois - et inquiète les va-t-en-guerre parce qu'il a su montrer qu'il savait négocier avec l'Allemagne au moment de la crise d'Agadir de 1911. Contre quelques bandes de territoire données à l'Allemagne au Cameroun, il avait amené Guillaume II à laisser le champ libre à la France au Maroc. En 1914, les attaques contre Caillaux se terminent par l'affaire que l'on connaît, à savoir qu'Henriette Caillaux, sa femme, abrège d'un coup de pistolet les jours de Gaston Calmette, patron du Figaro, à la pointe de la polémique anti-Caillaux.

Tandis qu'Abel Bonnard explique qu'il faut savoir « embrasser la guerre dans toute sa sauvage poésie » (sic), Jaurès devient une possible future cible. Il ne croit pas que la vie sans guerre manque de charme. « Le socialisme, c'est la paix », proclame début 1914 une affiche de la fédération de Paris du Parti socialiste SFIO. Aux élections d’avril 1914, le PS devient le deuxième parti du pays après les radicaux. Plus de 100 députés PS sont élus. Les liens entre SFIO et socialistes allemands sont réguliers et paraissent faire barrage à une guerre. C'est le moment où un député allemand du SPD conclut un de ses discours au Reichstag par un sonore « Vive la France ! » La guerre paraît peu probable, compte tenu des mentalités, de la croyance au progrès et des négociations qui, jusqu'ici, ont aplani les difficultés, qu'il s'agisse du partage de l'Afrique ou des multiples guerres balkaniques. Personne, sauf quelques militaristes irresponsables, et va-t-en guerre de profession, ne veut d'une catastrophe brisant les élans vers plus de compréhension entre les peuples. Contrairement à une légende, le capital international, ou la City de Londres ne poussent pas à la guerre, ce qui ne veut pas dire qu'ils ne sauront pas en profiter.

Le 9 juin 1914, le président de la République Raymond Poincaré nomme Alexandre Ribot président du conseil. À ce moment, personne ne prend la mesure de ce qui se passe. Les équipes qui se mettent en place vont devoir faire face à une crise internationale à laquelle elles ne sont aucunement préparées. Au lendemain de l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand, Jean Jaurès explique que les Serbo-Croates n'auraient « aucun intérêt à souhaiter la dislocation de l'État Austro-Hongrois ». Il ne croit pas encore à la guerre, et très vite propose la grève générale ouvrière dans tous les pays pour imposer un arbitrage international. Jaurès est opposé aux socialistes ralliés, tels Viviani, Millerand, Briand. La politique intérieure continue de la préoccuper. Pendant tout le mois de juillet 1914, Jaurès reste occupé par des problèmes qui, avec le recul, paraissent mineurs, mais n'étaient pas perçus comme tels. C'était notamment le procès d'Henriette Caillaux, acquittée le 28 juillet 14. Au même moment, si on fait un bref bilan des années d'avant 14, le socialisme n'a cessé d'avancer et d'arracher de haute lutte des conquêtes sociales. Pas la Révolution, pas le pouvoir ouvrier bien sûr mais de réelles conquêtes.

Mais comment réagit le mouvement ouvrier français à la veille de la guerre ? La demande de grève générale pour imposer un arbitrage ne fait pas l'unanimité. Jaurès la soutient, mais les guesdistes sont réticents, et, plus grave, les socialistes allemands sont aussi réticents. La difficulté est qu'il n'y a pas d'expérience ouvrière de ce type. Sur cette question, Jaurès est plus proche de la « gauche » de la SFIO, et surtout des syndicalistes de gauche qu'il ne l'a jamais été. Va-t-il créer un puissant mouvement pour imposer la grève pacifiste ?

Le refus de toute manifestation pacifiste

Les événements se précipitent. Dès le 24 juillet, les Russes préparent la mobilisation générale qui est effective le 29 juillet. Ce jour est celui de la déclaration de guerre de l'Autriche à la Serbie. À ce moment, Jaurès croit encore possible, sinon l'arbitrage anglais d'Edward Grey, du moins la résistance à la guerre de la sociale-démocratie allemande. Le pacifisme de celle-ci est sincère. Mais le chancelier Bethmann-Hollweg, lui-même cherchant à freiner l'engrenage de la guerre, est aussi un patriote intransigeant. Il ne veut pas affaiblir sa patrie. Aussi, il tient à s'assurer des sociaux-démocrates allemands. Il explique à Albert Südeküm, un des principaux dirigeants du parti social-démocrate allemand, que, dans l'intérêt même de la cause de la paix, il ne faut pas que l'Allemagne apparaisse, face à l'impérialisme russe, susceptible d'être affaiblie par des divisions intérieures. L'argument porte, d'autant qu'il n'est pas purement rhétorique. Südeküm assure le chancelier allemand du patriotisme de la classe ouvrière d'Allemagne, ce qui veut dire que les résolutions pacifistes de l'Internationale socialiste réunie à Bruxelles mercredi 29 juillet n'ont guère de sens. Hugo Haase, présent à la réunion de l'Internationale, n'a guère engagé que lui-même dans la voie du pacifisme européen.

Jaurès est finalement sur la même position que les sociaux-démocrates allemands. Il renonce à la grève générale préventive. Plus face à la demande de la CGT, Jaurès refuse toute manifestation pacifiste pour ne pas gêner le gouvernement français. Le 31 juillet, Vienne et Berlin répliquent à la mobilisation russe par leurs propres mobilisations générales. Le 1er août, l'Allemagne déclare la guerre à la Russie. En peu de temps, l'improbable est devenu réalité : le conflit général en Europe entre toutes les grandes puissances. Mais ce samedi, de nombreux journaux titrent « Jaurès assassiné ». Il a été abattu au café du Croissant la veille, vendredi 31 juillet, par Raoul Villain, un nationaliste exalté membre des « Jeunes amis de l'Alsace Lorraine ». Jaurès n'est alors pas très loin de passer pour un mou, voire un traître. Son fils Louis s'engagera à 17 ans et mourra en 1918, à 19 ans, sur le front. Pour venger l'honneur mis en cause de son père.

Laurent Lasne, Le roman de Jaurès. Des idées dans les poings, éd. du Rocher 266 p., 19,90 €

Pierre Le Viqan éléments N°154 janvier-mars 2015

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