Trop de figures d'autorité parmi les musulmans français n'ont d'attache qu'à l'étranger, avec pour seule idée de préserver la fidélité au pays d'origine, bien loin de faire entrer les musulmans dans la société française. C'est la recette pour un désastre. Je propose une grande entreprise qui a sa part d'ironie. Les musulmans ne sont jamais réellement parvenus à construire des nations. L'état naturel de l'islam, si j'ose dire, c'est le dispositif impérial. Il nous revient donc de faire aux musulmans français une proposition politique : le monde arabo-musulman étant fort peu favorable à la citoyenneté, soyez des citoyens musulmans dans une nation européenne. Ainsi passeront-ils de l’oumma, la communauté des croyants, à la communauté nationale.
ÉLÉMENTS: Mais comment demander aux musulmans d'entrer dans la communauté nationale alors que celle-ci est en crise ?
PIERRE MANENT. Comment imaginer les termes d'un dialogue productif entre une nation faible et un islam fort ? C'est l'enjeu du livre. L'Europe est entrée dans un processus de décomposition. La crise des migrants l'a révélé au grand jour. L'Europe est dans une incertitude totale sur sa forme politique. Elle est par excellence le continent des frontières. Nul espace au monde où l'on se soit soucié autant du tracé des frontières. Or voici que nous ne savons plus où elles se trouvent. Où l'extérieur, où l'intérieur ? Il est urgent de retrouver un principe intérieur. Il ne peut être que national dès que l'urgence frappe, la référence nationale s'impose à tous. On déclare redouter le « communautarisme ». Or le communautarisme se déploie lorsqu'une communauté n'a pas confiance dans la communauté nationale et s'installe dans une démarche purement intéressée, pour ainsi dire syndicale, cherchant à avoir le plus de garanties et d'avantages, sans allégeance au tout ni dévouement à la chose commune. Je demande donc que les musulmans soient considérés sincèrement comme nos concitoyens, mais qu'ils abandonnent en retour leur défiance à rencontre de la communauté nationale de façon à devenir des citoyens français à part entière. Ils ne le deviendront que si on ne leur demande pas d'abandonner leur religion.
ÉLÉMENTS: Plus que fort, l'islam n'est-il pas en partie malade ?
PIERRE MANENT. On peut en effet dire que l'islam, du moins une partie de l'islam, est malade. Cet islam est prisonnier d'une inimitié dirigée non seulement contre les Juifs, la France, l'Europe et l'Occident, mais aussi contre les musulmans dont la religion n'est que leur coutume. Cette maladie même est une force, hélas, dans une situation comme la nôtre, non seulement parce qu'elle nourrit le terrorisme, mais aussi parce que c'est un type de maladie auquel nous ne savons pas nous rapporter. Nous ne savons y voir que délinquance vulgaire, folie individuelle ou barbarie. Nous manquons de figures d'autorité, musulmanes ou non musulmanes, capables de parler de manière convaincante contre le nihilisme qui nous emporte.
ÉLÉMENTS : Encore faudrait-il qu'il y ait une instance musulmane légitime. On ne signe pas de concordat sans Église...
PIERRE MANENT. La République n'a pas à organiser l'islam. Elle doit en revanche le presser de s'organiser. Il faut d'abord encourager l'expression la plus diverse possible de l'islam français, afin que les tendances salafistes puissent être distinguées, isolées et combattues. Sur ce point, l'État doit être impérieux. Rien ne serait pire pour les musulmans que de rester dans l'opacité du quant-à-soi. L'ampleur des attaques du 13 novembre, leur caractère indiscriminé, font que les musulmans de France sont frappés avec les autres comme membres de la nation française. C'est pour eux un motif puissant de réclamer un État qui les protège, mais aussi un motif d'accepter que l'État leur demande de faire leur part du travail. Il y a là un intérêt commun urgent. On peut espérer que le besoin de protection, partagé par tous, soit un motif pour construire la confiance réciproque.
ÉLÉMENTS: Qui permettrait de conjurer le spectre de guerre civile...
PIERRE MANENT. On s'habitue un peu trop à évoquer cette éventualité. Préférerions-nous nous laisser glisser vers la catastrophe plutôt que de faire tous les efforts pour la prévenir ? Je nous trouve d'ailleurs trop indulgents pour nos gouvernements successifs. Leurs défaillances dans la protection des Français sont pourtant graves et répétées. J'ai peur que nous consentions à des massacres périodiques plutôt que de réclamer du gouvernement qu'il soit à la hauteur des enjeux. Une partie de plus en plus importante de la population rêve, semble-t-il, d'une « remigration », dont personne ne sait en quoi elle pourrait bien consister. Rêve corrupteur et décourageant. Mon petit livre est une invitation pressante à secouer ce désespoir.
Pierre Manent, Situation de la France, Desclée de Brouwer 176 p.
éléments N°158 janvier-février 2016