Le pape François propose à la dérobée de canoniser Pascal. Il ne s'agit pas seulement de réparer un oubli, mais de proposer les clés d'un véritable renouveau de la pensée catholique. L'abbé de Tanoüarn, auteur d'un Parier avec Pascal, explique ce que peut changer la référence à Pascal
Parieriez-vous sur une béatification de Pascal, comme le pape François en a récemment émis l'idée dans un entretien avec le journaliste athée Eugenio Scalfari de La Repubblica ?
Avec Pascal, il faut parier ! Une telle béatification n'aurait en tout cas rien d'anecdotique. Il y a toutes les raisons pour qu'on en parle après trois siècles de soupçons officiels, de condamnations officieuses, et de mise à l'écart, dans la formation des futurs prêtres, voilà que l'on peut reparler de Pascal ?
Cette béatification pourrait apparaître comme le symbole du renouveau doctrinal que le pape François cherche à impulser dans l'Église. L'avez-vous remarqué, avec le pape François, il n'y a jamais de hasard et les petites phrases, qui paraissent lâchées à la dérobée, valent dans sa bouche de longues encycliques. Cette fois, François se contente de répondre à son interlocuteur, qui évoquait l'attrait de Pascal pour les pauvres et son désir d'aller mourir au milieu d'eux, à l'Hôtel-Dieu. Le pape note simplement : « Je pense moi aussi qu'il mérite la béatification. J'envisage de demander la procédure nécessaire et l'avis des organes du Vatican chargés de ces questions, en faisant part de ma conviction personnelle positive ». Tout est dit ! Et il ne s'agit pas d'un simple rêve non suivi d'effet. Le pape envisage immédiatement les moyens à mettre en œuvre pour parvenir au but. Quant à ce que vous dites de Scalfari, le fondateur de La Repubblica est, à 93 ans, une figure tutélaire de la gauche italienne. Le pape d'ailleurs au témoignage de ses proches ne lit que ce journal, mélange de Libération et du Monde. Mais c'est un drôle d'athée, cet Eugenio, littéralement fasciné par François. Ce que j'en dirais plutôt, c'est que c'est un fieffé libéral, qui n'est prêt à recevoir que des vérités relatives.
Vous parlez de « renouveau doctrinal impulsé par le pape François »...
Mettons de côté le pape si vous voulez, mais la référence nouvelle à Pascal peut être l'occasion d'un véritable renouveau de la pensée catholique aujourd'hui, renouveau aperçu déjà, au temps du Concile, par deux grands théologiens jésuites, devenus cardinaux le cardinal Daniélou et le cardinal de Lubac. Il s'agit de développer un discours plus existentiel, moins purement métaphysique, qui s’adresse aux hommes, non pas à partir de théories et de concepts admirablement construits, mais qui prenne chacun dans l'expérience spirituelle qui est la sienne, en le faisant réfléchir sur le sens de sa vie et sur l'urgence du salut. Pascal est un génie concret, un génie bricoleur qui invente la première brouette pour les jardins de Port-Royal, un génie entrepreneur, qui invente à Paris les premières lignes de transport en commun (1662) ce qu'il appelait les carrosses à cinq sols. Si, à 16 ans, il met au point la fameuse pascaline, première machine à calculer, c'est pour aider son père à collecter les impôts royaux dans la bonne ville de Rouen. En théologie, de même, que ce soit à travers le fameux Pari, que ce soit à propos de la doctrine de la grâce, parfaitement établie dans la 18e provinciale, Pascal fait appel à notre expérience du divin, seule irréfutable et vraiment évidente pour nous-mêmes. C’est cela la révolution théologique pascalienne : s’adresser à tous et à chacun à partir de l’expérience que l’on a du bien, du mal, du péché, de la grâce et de Dieu finalement… Je suggère aux chrétiens qui me lisent de faire des Pensées de Pascal leur livre de chevet. Une pensée, ce n’est pas long. Et souvent cela fait voir la vie autrement.
Quels seraient les fondements (ou les raisons) d'une telle béatification ? La vie de Pascal a-t-elle été à la hauteur de sa(es) pensée(s) ?
Les Pensées de Pascal sont le plus souvent comme des éclats de sa vie. Vivant dans l'attente d'une mort prochaine, tant il était souvent malade (Lucien Jerphagnon pense à un cancer de l'estomac d'après les symptômes parvenus à notre connaissance), il se refuse à la passion amoureuse : il refuse même qu’on s’attache à lui car « l'objet de cet attachement mourra ». Pourtant, comme l'écrit André Comte-Sponville, « l'amour fut la grande affaire de la vie de Pascal ». Dans la petite vie qu’écrivit sa sœur Gilberte, on trouve cette description vraiment chrétienne : « Il avait une extrême tendresse pour ses amis et pour ceux qu'il croyait être à Dieu. Et l'on peut dire que si jamais personne n’a été plus digne d'être aimé, personne n’a jamais mieux su aimer et ne l'a jamais mieux pratiqué que lui. » Cet amour ardent, qui est avant tout recherche de Dieu, cela ne suffit-il pas pour faire un saint ? Au fur et à mesure que les années passent (Pascal meurt à 39 ans), l'auteur des Pensées ne vit plus que pour Dieu, dont il a entrevu l'amour infini, ce jour mémorable du 23 octobre 1653 qu'il décrivit sur un papier que l'on retrouva collé à sa veste après sa mort : « Joie, joie, pleurs de joie ». Peu de temps avant sa mort, il décida de se séparer de sa bibliothèque, ne gardant que « son saint Augustin » et la Bible. Avant la fin, il fit appeler le Père Paul Beurrier, génovéfain, curé de Saint-Etienne du Mont sa paroisse. Ce dernier prit sur lui de confesser et d'absoudre ce janséniste célèbre, en disant simplement : « Il s'est confessé comme un enfant ».
On ne peut évoquer une telle éventualité sans parler du jansénisme. Peut-on en « nettoyer » la mémoire de Biaise Pascal ?
La condamnation des cinq propositions tirées de manière non littérale du grand ouvrage de Jansenius, l'Augustinus, connut bien des déboires. Arnaud et Nicole (contre Pascal) finassèrent en disant qu'ils acceptaient les termes de la condamnation, mais que les propositions condamnées ne se trouvaient pas dans Jansenius (distinction célèbre entre le droit et le fait). Il faut ajouter que le pape Innocent XI, en 1679, condamna le laxisme jésuite. Comme souvent, Rome donnait tort aux deux partis, avant d'entériner, au siècle suivant, la disparition des jésuites, programmer au Portugal par le Marquis de Pombal et reprise en France par Louis XV. Quant à Pascal, il y eut en 1621 une entrevue célèbre entre lui et son compatriote le juriste Domat d'une part et de l'autre Arnaud et Nicole. Pascal se met en colère contre les chefs du Parti qu'il avait si bien servi en écrivant les Provinciales. Deux pensées définissent bien son désaccord : « Jamais les saints ne se sont tus ». Pascal, lecteur des pères du jansénisme, Saint-Cyran et Jansenius, n'a pas pu supporter les finasseries juridiques d'Antoine Arnaud. Il écrit aussi à propos de ses anciens amis : « Ils ont préféré Port-Royal à la vérité ». En fait Pascal a compris la modernité chrétienne et il conteste violemment sa tyrannie de la Pastorale c'est cela qu'il condamne dans Les Provinciales, d'une manière qui rappelle la polémique anti Vatican II. Était-il vraiment hérétique ? Il a lui-même défini l'hérésie : « Ce n'est pas le contraire de la vérité mais l'oubli de la vérité contraire ». Pour lui, les jésuites et les jansénistes représentent deux vérités contraires, celle de la liberté et celle de la grâce, et ces deux vérités, il importe de les joindre. Sans les jansénistes les jésuites mentent. Quant aux jansénistes, sans les jésuites, écrit-il, ils mentent plus. Cette pensée a surpris beaucoup d'interprètes, elle place Pascal au cœur de l'orthodoxie catholique.
Malgré tout, ses Provinciales ont été mises à l'Index, et y sont demeurées...
Mais la version latine, traduite par Guillaume Wendrock (c'est-à-dire, sous pseudonyme, l'un des chefs du Parti janséniste Pierre Nicole n’a jamais été comprise dans la condamnation romaine. Façon, pour le Saint-Office, de dire que Les Provinciales pouvaient être utiles au grand public cultivé, celui qui lisait le latin.
Il ne suffît pas d'être saint pour être canonisé. Il faut être proposé en exemple au peuple de Dieu. Quel exemple peut être Pascal ? Pour qui ?
Pascal est un saint laïc, qui vit plusieurs conversions. Par son père, scientifique reconnu, il fréquente le milieu des « libertins » : Le Pailleur, Méré ou Mitton. Il témoigne auprès d'eux de sa foi catholique ardente. Le fameux texte du Pari, synthèse de la théologie naturelle de Pascal, a été écrit pour eux et sans cesse corrigé par son auteur. Pascal est foncièrement tourné vers les autres, soucieux de leur salut. Sa clairvoyance sur son époque et sur la modernité qui s'impose est admirable. Il n'a jamais lu Spinoza, mais y répond par avance et offre une apologétique antirationaliste. Pascal pour disposer au christianisme. Quant à ses efforts personnels, ils ne nous sont pas connus, mais s'il écrit le discours sur le bon usage des maladies, c'est que toute sa vie il s'est trouvé devant ce défi que faire de mon mal ? L’offrande silencieuse, réponse à l'angoissante question du mal, Pascal l'a apprise de celui dont il a écrit : « Le Christ est en agonie jusqu'à la fin du monde ».
✍︎ Parier avec Pascal, Cerf, 2012, 28 €.
Propos recueillis par Hugues Dalric monde&vie 6 avril 2017 n°938