La transition énergétique, qu’on nous présente comme un ensemble rationnel de mesures progressives et coordonnées, n’est pas non plus un chemin tout tracé…
La transition écologique n'est pas une route qui se projette et aplanit les difficultés une à une. Ce n’est d'ailleurs même pas une route mais un réseau complet, avec autoroutes, nationales et même chemins vicinaux. Pourquoi ? Parce que le système de production et de consommation tel qu'il est installé ne permet pas de transformer progressivement, de substituer progressivement. Il ne peut pas y avoir de « transition » pour parler comme Nicolas Hulot(1), il doit y avoir une conversion écologique, pour parler comme François.
Certes, l'inquiétude installée sur l'avenir de la planète et l’élan positif inspiré par cette notion de transition ont produit de bons effets : lorsque l'ingénierie industrielle s’applique à réinventer sobrement les procédures de production, elle réussit à diminuer drastiquement les consommations en eau et en énergie; de même, les constructeurs savent imaginer des habitations autosuffisantes en énergie et en eau, et chacun pourra bientôt produire son énergie et l’autoconsommer. Toutes ces technologies vont dans le bon sens (encore faudrait-il questionner les ressources qu’elles réclament) mais ne règlent pas le problème fondamental de la nécessaire surproduction et surconsommation d'un système drogué au mythe de la croissance.
Commençons par dénoncer l'idée même de transition énergétique(2). Il a été abondamment prouvé que les énergies ne se substituent pas mais s'additionnent : on consommera plus de pétrole et de charbon en 2040 qu’on n’en consommait en 2000, et toutes les COP n'y peuvent rien. La composition du bouquet énergétique varie, la part des énergies renouvelables augmente - petitement - mais surtout les besoins en énergie explosent. Et la révolution numérique absorbe une part toujours croissante des ressources énergétiques, à un rythme effrayant : « Alors que la consommation mondiale d'énergie progresse de 1,5 % par an, celle du numérique suit une tout autre trajectoire + 9 % ces dernières années. En suivant cette pente, la facture énergétique pourrait quasiment doubler à l’horizon 2025 » (Les Échos, "La facture énergétique de la tech flambe" 8 octobre 2018).
Il y a là un paradoxe : le numérique est supposé nous guider vers un avenir meilleur mais il porte en lui-même la condamnation de cet avenir. On mesure toute l'intelligence des gouvernants qui consacrent le numérique comme la technologie salvatrice, supposée à la fois rendre l'individu autonome, les villes sobres et la nation riche. Toutes proportions gardées, c'est aussi intelligent que d'avoir fait du plastique la matière progressiste par excellence, avant de se rendre compte des dégâts irréversibles qu elle a causés à la nature et à nos santés. On retrouve la même incohérence dans l’explosion annoncée du trafic aérien, évidemment pollueur, saluée comme un signe manifeste de bonne santé économique et de multiculturalisme joyeux, ou dans la promotion de la voiture électrique et autonome, dont les batteries et les processeurs nécessitent d'épuiser les terres rares et d augmenter de manière exponentielle la consommation d'énergie.
Comme le soulignent nombre d'auteurs, la conversion écologique ne peut se satisfaire d'un statu quo sur les modes de production et de consommation, ne peut se réaliser en gardant un modèle de société fondé sur l'échange marchand et le mythe de l'augmentation infinie du capital personnel. La "transition" ne peut en fait être qu'un bouleversement, une révolution. Il faut accepter de vivre "moins bien" en substituant, certes, mais aussi en dégradant. La sobriété si vantée ne peut se faire qu'à condition de moins numériser, de moins mécaniser, de moins traiter, de moins consommer - donc de décroître. On ne peut pas promettre aux générations à venir des lendemains qui chantent, sauf à assumer cette position proprement folle qui consiste à vouloir faire décroître l'humanité plus que ses appétits : arrêtons de faire des enfants pour consommer toujours autant.
Des solutions alternatives sont possibles. Deux exemples : l’agroécologie a une productivité équivalente à l’agriculture conventionnelle, et des méthodes qui permettent de préserver la biodiversité - outre que les emplois verts (autrement dit la renaissance d'une population paysanne) permettraient de repeupler les campagnes. Deuxième exemple : l'hydrogène est une industrie lourde mais dont les effets polluants, appliqués à l’automobile, seraient bien moindres que ceux produits par les moteurs thermiques ou électriques. Mais aucune solution technique satisfaisante ne peut s’envisager en l’additionnant aux autres : il faut radicalement choisir et éliminer "l'autre" système : on voit le prix social à payer, on comprend le dilemme des gouvernants, on s’explique leur fuite en avant à la poursuite d'une chimère technologique promettant que tout changera sauf la satisfaction incessante de nos désirs sans cesse renouvelés. Criminelle attitude.
1). Ingrid Riocreux, dans Les Marchands de nouvelles (L’Artilleur, 2018), analyse magnifiquement le titre saugrenu du ministère hulotesque : ministre de la transition écologique et solidaire, en démontrant la charge utopique qu'il contient.
2) . Sur cette question passionnante, lire « Pour une histoire désorientée de l'énergie », article de Jean-Baptiste Fressoz disponible en ligne.
Hubert Champrun monde&vie décembre 2018 n°963