L’apologie concomitante du monde rural constitue, chez les socialistes français, une véritable critique de « la réduction économiste de la réalité humaine » (Idée générale de la Révolution). Mais cette apologie ne doit pas être confondue avec un quelconque attachement réactionnaire au monde paysan. L’idéologie socialiste de Proudhon défend la production agricole sans lui coller des valeurs de droite, telles que le fit l’État français entre 1940 et 1944.
La terre et l’industrie sont 2 facteurs de travail et de production reliées par un système englobant de fédérations. Et la révolution est « le refus de la réduction d’un ordre social pluridimensionnel à la seule finalité économique » (P. Pastori, op. cit.).
La révolution n’est pas un simple mouvement de destruction et de contestation d’une classe (la Révolution française est le mouvement de la bourgeoisie trop à l’étroit dans une société traditionnelle où les valeurs dominantes sont celles de l’aristocratie – valeurs sociales – et de l’État monarchique – valeurs du politique). Contre cette idée dévoyée de la révolution, les socialistes français (Proudhon et Sorel) ont une conception révolutionnaire de l’équilibre. La synthèse par le haut (le dépassement) de valeurs en apparence seulement contradictoires : individualité et communauté, propriété privée et intérêt public.
En ce qui concerne, par ex., la propriété, le socialisme s’oppose à la fois à son élimination radicale (communisme) et à son maintien en l’état. La bourgeoisie nie la signification sociale de la propriété. La propriété socialiste la reconnaît. D’où, chez ces penseurs, une valorisation constante de la JUSTICE, valeur pivot de la nouvelle société envisagée. Et, chez Proudhon, puis Sorel, le développement d’un discours fédéraliste, antiéconomique et anti-bourgeois (les socialistes parlementaires sont compris dans cette dernière catégorie).
Séduisante discipline marxiste et rigorisme déterministe
On doit remarquer que Sorel reste dans une position critique vis-à-vis de l’œuvre de Proudhon, qu’il accuse de tendances à un « esprit de système ». « L’ontologisation » de la Justice est le fondement philosophique de l’apologie de l’équilibre. Au-delà de cette critique, Sorel reste néanmoins un élève fidèle du proudhonisme. Il rejoint Proudhon dans sa réflexion sur la liberté, qui est le nœud gordien de l’éthique socialiste. Il y a chez Sorel un attachement souvent proche de l’inconscience aux valeurs « libertaires » du « socialisme utopique ». Cette méfiance et cette inconscience expliquent, pour une part, l’adhésion au socialisme « déterministe » de Sorel. Face à l’individualisme bourgeois, Sorel se tourne vers un socialisme radical, un socialisme de combat. Le marxisme représente alors chez Sorel un germe d’ordre face au chaos créé par le capitalisme de la bourgeoisie. Le monde de la production sous-tend alors cette révolution culturelle réclamée par Sorel. Sorel est partisan d’une raison pratico-politique, doublée d’une conception historiciste.
À partir de 1896, Sorel suit une évolution qui l’éloigne de cette raison déterministe. Sa critique philosophique du positivisme s’étend à un discours politique où la « raison absolue » tient le rôle souverain. Il y a, écrit P. Pastori, « une rupture radicale avec le rigide schéma matérialiste du marxisme orthodoxe ». Et, en 1898, Sorel revient plus sérieusement vers Proudhon : il écrit alors L’avenir socialiste des syndicats. La révolution qui instaure la dictature du prolétariat est rejetée par Sorel. Il accuse ce projet de masquer la dictature des intellectuels. Derrière la conception finaliste et proprement « apocalyptique » de la révolution prolétarienne, entendue au sens marxiste, on reconnaît sans peine une tyrannie économico-intellectuelle, une idéocratie despotique. Et Sorel propose au prolétariat un 1er acte révolutionnaire : rejeter définitivement la dictature des intellectuels, qui reproduit la discipline externe du capitalisme. À la place, il faut instaurer une discipline interne, que Sorel qualifiera de « morale ». Enfin, en 1903, Sorel, selon l’opinion de Pastori, rejoint une fois pour toutes Proudhon, quittant les terrains dangereux du marxisme orthodoxe. Il écrit alors son Introduction à l’économie moderne.
Sur 2 points surtout, Sorel est proudhonien : il faut conserver la propriété privée, qui est une garantie sérieuse de la liberté des citoyens. Cette propriété sociale est réelle face à la forme bourgeoise de « propriété abstraite » où le propriétaire du moyen de production n’est pas le producteur. 2nd point : restaurer l’idéal qui animait l’antiquité romaine d’une « compénétration harmonieuse des intérêts individuels, familiaux et sociaux ». Sorel propose aussi un ordre juridique bien loin de tout « rationalisme politique ». Il réclame l’apparition de nouvelles « autorités sociales ». Enfin, il donne à l’État un rôle de médiateur et une fonction d’initiative.
Le mythe : outil spirituel de mobilisation
Sorel développe d’autre part une théorie des mythes sociaux. Le mythe est la synthèse nécessaire entre la raison et « ce qui n’est pas rationnel ». Le mythe est une traduction symbolique du réel, qui autorise et favorise une mobilisation totale des masses. En ce sens, le mythe est le contraire du rationalisme intellectuel, par ex. celui des marxistes. Sans contester cette « raison des choses » dont parlait Proudhon et les « pesanteurs objectives » qui en découlent, Sorel retient le mythe comme outil spirituel de mobilisation. L’ordre social et ses dépendances idéologiques (comme le droit) sont fondés sur une conception commune du monde, une vision du social et du politique qui ne se réduisent pas à un pur discours rationnel. L’ordre est le résultat conjoint de cet ensemble d’images (le mythe) et d’une volonté populaire (la mobilisation).
Cette position sera à nouveau l’objet d’une révision provoquée par la « révolution dreyfusienne » de 1905-1908. Pour Pastori, il y a un retour à une conception « dichotomique » : Sorel est partagé entre la relation continue raison/irrationnel et la rupture révolutionnaire comme explosion totale et irrationnelle. On trouve ce partage dans ses écrits réunis sous le titre de Réflexions sur la violence. Sorel distingue la grève générale syndicaliste (création d’un nouvel ordre) et la grève générale politique (nous préférons dire : politico-partitocratique), c-à-d. exploitée et dirigée par les politicards sociaux-parlementaires. La révolution est un élan créateur, que la grève informe et qui consiste en une critique totale de l’ordre existant. La figure du héros révolutionnaire se dégage : le syndicaliste est le guerrier vertueux de cette révolution, mû par des valeurs de sacrifice, du désir de surpassement. Sorel analyse certaines institutions traditionnelles comme exemplaires d’une structure révolutionnaire : ainsi l’Église catholique, à la fois acteur séculier et dont les membres sont voués à un absolu. Idéalisme transcendant et action directe et permanente sur l’histoire sont les 2 qualités d’un parti de la révolution. En 1910, Sorel écrit de l’Église qu’elle est une élite.
C’est aussi l’époque où Sorel réfléchit sur les questions du droit romain et des institutions historiques qui composèrent l’ordre social antique. À savoir et principalement le patriarcat. Il distingue 3 sources de l’esprit juridique : la guerre, la famille, la propriété. La guerre est une des dimensions de la dialectique des relations sociales. Et la révolution doit utiliser à son profit cette pluralité des relations sociales, non point au nom d’un finalisme catastrophique (révolution finale du marxisme orthodoxe), mais pour le rétablissement de cette « justice supplétive », fondement de l’ordre juridique. Sorel exclut de tout compromis le domaine des relations avec la partie de la bourgeoisie qui « réduit tout à l’utile économique ». D’où une certaine fascination pour la révolution bolchévique, qui n’est pas le résidu d’un quelconque attachement idéologique au marxisme, mais une reconnaissance de la révolution totale en actes. Peut-être est-ce aussi un désir de bien démarquer sa pensée de ce social-réformisme qu’il exécrait par dessus tout (Sorel parle du « socialisme hyper-juridique de nos docteurs en haute politique réformiste », in Introduction à l’économie moderne, cité par Marc Rives : À propos de Sorel et Proudhon in Cahiers G. Sorel n°1, 1983).
II. Socialisme et violence
Sorel est un grand penseur non pas tant pour ses œuvres que par l’originalité de ses réflexions et la « marginalité » de ses positions. Qui fut Sorel ? Un traditionaliste, un marxiste, un dreyfusard, un champion du syndicalisme révolutionnaire, un nationalisme volontariste ou un léniniste de cœur et d’esprit ? Certains hommes sont rétifs à toute classification. Les étiquettes ne parviennent pas à les maintenir dans une case et les maîtres en rangement ont des difficultés insurmontables à « normaliser » ce type d’hommes. Certains chercheurs se sont pourtant essayés à mieux cerner Sorel. Citons pour mémoire : Georges Sorel, Der revolutionäre Konservatismus de Michael Freund (Klostermann, 1972) ; Notre maître G. Sorel de Pierre Andreu (1982) ; enfin : Georges Sorel : het einde van een mythe, J. de Kadt (1938).
Pour Claude Polin, la question est claire : un homme qui fut tout à tour un admirateur de Marx, Péguy, Lénine et Le Play, Proudhon, Nietzsche, Renan, James, Maurras et Bergson, Hegel et Mussolini, etc. fut-il « brouillon » ? Sa réponse est tout aussi directe : il s’agit là d’un chaos apparent qui cache une logique hors des sentiers battus par la pensée universitaire. Sorel est l’homme des intuitions. Il est en même temps celui du refus total des systèmes de pensée, que beaucoup de ses contemporains voulaient imposer comme « horizons indépassables de leur temps » (exemples du comtisme et du marxisme). Cette liberté de pensée, ce désir de ne pas enfermer sa réflexion sur le monde et la société dans un cadre idéologique figé et mécanique, Sorel l’a exprimé dans un de ces ouvrages les plus forts : Réflexions sur la violence (1906).
À suivre