” L’Etat est l’unité politique historique qui a réussi à supprimer l’ennemi à l’intérieur de son ressort pour le rejeter à l’extérieur” écrivait Julien Freund en analysant ce qui était pour lui l’un des présupposés du domaine politique, le couple “ami-ennemi”. Il ajoutait une remarque qui devrait aujourd’hui nous mettre en garde : “quelle que soit l’unité politique, toutes tendent à éliminer l’ennemi intérieur pour faire régner la concorde civile… Une collectivité politique qui ne parvient pas à dominer l’inimitié intérieure… s’installe dans le désordre et l’anarchie… et par conséquent n’est plus en mesure de remplir une des fonctions capitales de tout Etat, à savoir la protection et la sécurité de ses membres.”
Deux corollaires s’en suivent : d’abord, un Etat qui veut perdurer doit demeurer capable de désigner ses ennemis et de les combattre. Ensuite, la possibilité d’un monde délivré de la politique fondée sur la distinction de l’ami et de l’ennemi est une utopie. Le pacifisme a inévitablement conduit à la guerre. Le rôle des disciples de Briand dans l’aveuglement français face à l’Allemagne, même devenue nazie, a été capital, et on retrouve parmi les pires des collaborateurs certains d’entre eux. L’idéal chrétien de l’amour du prochain allant jusqu’à celui de l'”autre”, et même de l’ennemi auquel on pardonne, ne doit concerner que les personnes, et non les Etats. La civilisation chrétienne n’a survécu qu’en résistant à l’islam par la guerre en Espagne, à Lépante et devant Vienne. Le Christ offre l’exemple d’une morale sublime, mais laisse à César la conduite de la politique nécessaire. C’est pourquoi, les rêveries kantiennes d’une “paix perpétuelle” dont Fukuyama a cru entrevoir la réalisation lors de la chute de l’URSS, avec la généralisation des états démocratiques comme fin de l’histoire, demeurent aussi vaines que belles.
Depuis, l’idée d’un gouvernement mondial s’est substituée à l’universalisme des démocraties confondues de plus en plus avec les “Etats de droit”. Un double glissement s’est opéré : d’abord, il est admis que les clivages, les intérêts et les ambitions qui opposent les Etats ne sont pas limités à l’affrontement idéologique qui a caractérisé la guerre froide. Le sentiment de l’identité nationale, culturelle, civilisationnelle, religieuse de même que la préservation des “styles politiques” des différents régimes, les rivalités ethniques, et bien sûr les appétits économiques se liguent pour entretenir les relations d’amitié et d’hostilité qui ont toujours marqué la politique “internationale”. Aussi, l’unité politique du monde s’est réduite à celle du monde occidental centrée sur les Etats-Unis et leurs alliés proches, priés d’ouvrir leurs frontières et de converger vers le même monde consumériste et hédoniste. En découlent à la fois une grande hostilité à l’encontre des Etats suffisamment grands pour résister et sauvegarder leur identité, comme la Russie, et une certaine latitude accordée aux puissances trop différentes comme la Chine ou l’islam dont on pense aujourd’hui que la démocratie à l’occidentale y est impossible.
Le second aspect de ce glissement tient au sens donné à la démocratie. On pouvait penser que seuls les gouvernements se font la guerre et que la souveraineté généralisée des peuples assurerait la paix définitive. Les guerres les plus cruelles mobilisant des populations entières ont au contraire été les fruits de l’accession des peuples au pouvoir, de la “Grande Nation” française contre l’Europe entre 1791 et 1815 jusqu’aux massacres des deux guerres mondiales. Peu à peu, émerge une sorte de démocratie sans le peuple, avec le remplacement de la volonté populaire par la prévalence de la norme : c’est l’Etat de droit qui impose notamment aux peuples de se soumettre à des règles tombées d’un ciel non-religieux mais juridique, et leur interdisant de lutter efficacement contre leur propre disparition. Le commissaire ou le juge remplacent le gouvernant, et contrôlent les évolutions économique et juridique, au sein d’organismes surplombant les gouvernements de l’ONU à l’Europe, celle de l’UE comme celle de la CEDH, en passant par le FMI, l’OMS, etc… Une superstructure mondiale caractérisée par une caste où se mêlent la technocratie et la finance, relayée par les “Etats profonds” des nations va broyer menu les vieilles nations pour les réduire en une masse indistincte de travailleurs et de consommateurs nomades et interchangeables.
L’Europe est évidemment le coeur de cible. Sa population est vieillissante. C’est ainsi qu’une sénatrice française, par ailleurs turque et israélienne, Esther Benbassa a pu oser : “La France a besoin des migrants pour renouveler sa population… C’est à ça que sert l’immigration.” Est-il logique qu’une personne ait plusieurs nationalités ? Comment parler encore de la nation comme unité politique capable d’exprimer la volonté générale lorsqu’une partie de ses membres font aussi allégeance à un autre Etat, y compris quand un conflit avec celui-ci est possible ? Doit-on permettre à celui qui est aussi ressortissant d’un autre Etat d’accéder au pouvoir du nôtre, d’y faire les lois, d’en diriger l’exécutif ? L’évolution du droit y conduit sans qu’on ait interrogé les peuples. La croissance d’une population séparatiste dans un pays est évidemment une menace mortelle pour lui. On voit bien désormais que la France fait face à deux ennemis intérieurs : le premier, en haut, par idéologie veut gommer l’identité nationale et les frontières qui la protègent en prétendant que la France a une vocation universelle, le second, en bas, modifie sourdement et localement les modes de vie, change les comportements, pèse sur les votes, génère des élus communautaires plus que nationaux, fissure la conscience collective notamment à travers l’aliénation de son Histoire.
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