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En souvenir de Dominique Venner 2/4

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La carte d’identité de Venner s’est constituée dans ma tête progressivement : je découvrais ses ouvrages militaires, ses volumes sur les armes de poing ou de chasse, les armes blanches et les armes à feu, et surtout sa Critique positive, rédigée après les aventures politiques post-OAS, etc. Je découvrais aussi son livre Le Blanc soleil des vaincus, sur l’héroïsme des Confédérés lors de la Guerre de Sécession, sentiment que l’on partageait déjà en toute naïveté, enfants, quand on alignait nos soldats Airfix, les gris de la Confédération — nos préférés — et les bleus de l’Union sans oublier les bruns du train d’artillerie (Nordistes et Sudistes confondus), sur la table du salon, quand il pleuvait trop dehors, notamment avec mon camarade d’école primaire, Luc François, devenu fringant officier au regard plus bleu que celui de Venner, alliant prestance scandinave et jovialité toujours franche et baroque, bien de chez nous, puis pilote de Mirage très jeune, et tué à 21 ans, en sortant de sa base, sur une route verglacée de la Famenne, laissant une jeune veuve et une petite fille…

Cependant, Venner n’est devenu une présence constante dans mon existence quotidienne que depuis la fondation des revues Enquête sur l’histoire et la Nouvelle revue d’histoire parce que le rythme parfait, absolument régulier, de leur parution amenait, tous les deux mois, sur mon bureau ou sur ma table de chevet, un éventail d’arguments, de notes bibliographiques précieuses, d’entretiens qui permettait des recherches plus approfondies, des synthèses indispensables, qui ouvrait toujours de nouvelles pistes. Ces revues me permettaient aussi de suivre les arguments de Bernard Lugan, d’Ayméric Chauprade, de François-Georges Dreyfus, de Bernard Lugan, de Philippe Conrad, de Jacques Heers, etc. Chaque revue commençait par un éditorial de Venner, exceptionnellement bien charpenté : son éditeur Pierre-Guillaume de Roux ferait grande œuvre utile en publiant en 2 volumes les éditoriaux d’Enquête sur l’histoire et de la Nouvelle revue d’histoire, de façon à ce que nous puissions disposer de bréviaires utiles pour méditer la portée de cette écriture toute de clarté, pour faire entrer la quintessence du stoïcisme de Venner dans les cerveaux hardis, qui entretiendront la flamme ou qui créeront un futur enfin nettoyé, expurgé, de toute la trivialité actuelle.

Historien méditatif

Récemment, Dominique Venner se posait comme un “historien méditatif”. C’est une belle formule. Il était bien évidemment l’exemple — et l’exemple le plus patent que j’ai jamais vu — du civis romanus (du civis europaeus) stoïque qui se pose comme l’auxiliaire volontaire du katechon, surtout quand celui-ci est un “empereur absent”, dormant sous les terres d’un Kyffhäuser tenu secret. L’historien méditatif est un historien tacitiste (selon la tradition de Juste Lipse) qui dresse les annales de l’Empire, les consigne dans ses tablettes, espère faire partager un maximum de ses sentiments “civiques” aux meilleurs de ses contemporains, sans pouvoir se mettre au service d’un Prince digne de ce nom puisqu’à son grand dam il est condamné à vivre dans une période particulièrement triviale de l’histoire, une période sombre, sans aura aucun, où la patrie et l’Empire, le mos majorum et la civilisation, sombrent dans un Kali Yuga des plus sordides. Il y a un parallèle à tracer entre la démarche personnelle, stoïque et tacitiste de Venner, et les grands travaux de Pierre Chaunu, qui voyait, lui aussi, l’histoire comme héritage et comme prospective : histoire et sacré, histoire et foi, histoire et décadence, tels sont les mots qui formaient les titres de ses livres.

En effet, Pierre Chaunu, dans De l’histoire à la prospective, posait comme thèse centrale que « la méditation du futur, c’est la connaissance du présent ». Et du passé, bien évidemment, puisque le présent en est tributaire, puisque, dixit encore Chaunu, le présent devient passé dès qu’on l’a pensé. Chaunu plaidait, on le sait, pour une « histoire sérielle », capable de récapituler toutes les données économiques, sociales et culturelles, de la manière la plus exhaustive qui soit, de manière à disposer d’un instrument d’analyse aussi complet que possible, donc non réduit et, partant, très différent de tous les réductionnismes à la mode. Chaunu, par cet instrument que devait devenir l’histoire sérielle, entendait réduire les “à-coups” contre lesquels butent généralement les politiques, si elles ne sont pas servies par une connaissance complète, ou aussi complète que possible, du passé, des acquis, des dynamiques à l’œuvre dans la Cité, que celle-ci soient de dimensions réduites ou aient la taille d’un Empire classique. Chaunu est donc l’héritier des tacitistes de Juste Lipse, armé cette fois d’un arsenal de savoirs bien plus impressionnants que celui des pionniers du XVIe siècle.

L’objectif des revues Enquête sur l’histoire et la Nouvelle revue d’histoire a été de faire “œuvre de tacitisme”. Dans l’éditorial du n°1 de la Nouvelle revue d’histoire, Venner écrivait : « L’héritage spirituel ne devient conscient que par un effort de connaissance, fonction par excellence de l’histoire, avec l’enseignement du réel et le rappel de la mémoire collective ». Œuvre nécessaire car comme l’écrit par ailleurs Chaunu, dans De l’histoire à la prospective : « La nouvelle histoire (…) n’a pas réussi à pénétrer la culture des milieux de la décision technocratique » (p. 39). Chaunu écrivait cette phrase, raisonnait de la sorte, en 1975, quand le néo-libéralisme de la “cosmocratie” (vocable forgé par Venner dans Le siècle de 1914) n’avait pas encore accentué les ravages, n’avait pas encore établi la loi de l’éradication totale de toutes les mémoires historiques.

Trois ans plus tard, en 1978, Chaunu, dans Histoire quantitative, histoire sérielle, était déjà plus pessimiste : il n’espérait plus “historiciser” les technocrates. Son inquiétude s’exprimait ainsi : « Nous sommes arrivés au point où l’Occident peut tout, même se détruire. Une civilisation se détruit en se reniant. Elle se défait comme une conscience de soi, sous la menace, plus grave que la mort, de la schizophrénie » (p. 285). Nous y sommes… Dans Histoire et décadence, paru en 1981, Chaunu constate que les bases de la vie sont désormais atteintes, que la décadence occidentale, partie des Etats-Unis pour envelopper progressivement la planète entière par cercles concentriques, avec pour élément perturbateur premier, voire moteur, ce que Chaunu appelait le “collapsus” de la vie, la réduction catastrophique des naissances dans la sphère occidentale (États-Unis et Europe, URSS comprise). Pour lui, ce collapsus démographique (qui ne se mesurera pleinement, annonçait-il, que dans les années 1990-2000), est un phénomène de « décadence objective » (p. 328). Avec la détérioration de plus en plus accélérée des systèmes éducatifs, « l’acquis ne passe plus, le vieillissement [de la population] s’accompagne d’une viscosité qui empêche l’écoulement de l’acquis » (p. 329).

Du “civis” au zombi

Chaunu était un pessimiste chrétien qui enseignait à la Faculté de Théologie Réformée d’Aix-en-Provence, un protestant proche du catholicisme, un combattant contre l’avortement, qui inscrivait sa démarche dans sa foi (cf. Histoire et foi – deux mille ans de plaidoyer pour la foi, 1980). Venner alliait le paganisme immémorial, sans épouser les travers des folkloristes néo-païens, à un stoïcisme qui le fascinait comme le prouvent d’ailleurs de nombreuses pages d’Histoire et traditions des Européens. Chaunu et Venner partageaient toutefois la notion de déclin par schizophrénie, amnésie et collapsus démographique. Les années 1990 et la première décennie du XXIe siècle n’ont apporté aucun remède à la maladie, malgré l’espoir, finalement fort mince, de Chaunu : on a titubé de mal en pire, jusqu’aux folies du festivisme, dénoncées par Muray, pour aboutir à la mascarade du “mariage pour tous” qu’un peuple, auparavant indolent, refuse instinctivement aujourd’hui (mais cette révolte durera-t-elle ?). On est arrivé au moment fatidique du Kali Yuga, quand tous les phénomènes de déclin s’accélèrent, se succèdent en une sarabande infernale, en un cortège monstrueux comme sur les peintures de Hieronymus Bosch, dans les salles du Prado à Madrid : c’est sans nul doute un âge particulièrement horrible pour le civis traditionnel qui voit s’évanouir dans la Cité toutes les formes sublimes de dignitas, que la “viscosité” du festivisme décadent ne permet plus de transmettre. Le civis cède la place au “zombi” (Venner in : Le siècle de 1914, p. 355).

On peut comprendre que cet enlisement hideux ait révulsé Venner : c’en était trop, pour un esprit combattant, au seuil de sa huitième décennie ; il n’aurait plus eu, à ses propres yeux, la force surhumaine nécessaire (celle que nous allons tous devoir déployer) pour endiguer dans un combat quotidien, inlassable et exténuant, le flot de flétrissures morales qui va encore nous envahir, au risque de nous noyer définitivement. Il a voulu donner un exemple, le seul qu’il pouvait encore pleinement donner, et nous allons interpréter ce geste comme il se doit. Exactement comme Mishima, à coup sûr l’un de ses modèles, il ne pouvait voir disparaître un monde qui n’a eu d’heures de gloire que tant que la dignitas romaine demeurait, même atténuée et marginalisée, comme l’écrivain japonais ne pouvait se résoudre à voir sombrer le Japon traditionnel dans la “culture-distraction” made in Hollywood et ailleurs aux “States”. Une telle société ne convient ni à un civis, dressé par la haute morale du stoïcisme et de Sénèque, ni à un “cœur rebelle”, marqué par la lecture d’Ernst Jünger.

Venner, exégète de Jünger

Dans Ernst Jünger : Un autre destin européen, Venner nous a légué le livre le plus didactique, le plus clair et le plus sobre, sur l’écrivain allemand, incarnation de l’anarque et ancien combattant des “Stosstruppen”. Cet ouvrage de 2009 s’inscrit dans le cadre d’une véritable renaissance jüngerienne, avec, pour apothéose, le travail extrêmement fouillé de Jan Robert Weber (Ästhetik der Entschleunigung – Ernst Jüngers Reisetagebücher 1934-1960) et surtout l’ouvrage chaleureux de Heimo Schwilk (Ernst Jünger – Ein Jahrhundertleben), où l’auteur se penche justement sur les linéaments profonds du “nationalisme révolutionnaire” d’Ernst Jünger et de son “anti-bourgeoisisme”, un “anti-bourgeoisisme” qui critique précisément cette humanité qui sort de l’histoire pour s’adonner à des passe-temps stériles comme la spéculation, la distraction sans épaisseur éthique ou civique, le confort matériel, etc., bref ce que Venner appelait, dans Pour une critique positive, « la décomposition morbide d’un certain modernisme [qui] engage l’humanité dans une impasse, dans la pire des régressions ». Les esprits et les forces “kathéchoniques” participent, disait Venner dans Pour une critique positive, d’un “humanisme viril”, assurément celui de Brantôme, garant d’un “ordre vivant” (et non pas mortifère comme celui dont Chaunu redoutait l’advenance). Jünger : « Cette engeance [bourgeoise, ndt] n’a pas appris à servir, n’a pas appris à surmonter le porc qu’elle a en son intériorité, à maîtriser son corps et son caractère par une auto-disciple [Zucht] rigoureuse et virile. C’est ainsi qu’advient ce type-mollusque : mou, verbeux, avachi, non fiable, qui fait spontanément horreur au soldat du front » (EJ, in : Der Jungdeutsche, 27 août 1926). Je ne sais si Venner avait lu cette phrase, issue d’une revue nationale-révolutionnaire du temps de la République de Weimar, que peu de germanistes méticuleux ont retrouvée (pas même Schwilk qui cite une source secondaire) ; en tout cas, cette “Zucht” permanente, que Jünger appelait de ses vœux, Venner l’a toujours appliquée à lui-même : en cela, il demeurera toujours un modèle impassable.

À suivre

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