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François Bousquet : « Pour un conservatisme constructif et pas seulement réactif »

Créateur de La Nouvelle Librairie en plein Quartier latin, rédacteur en chef de la revue Éléments, François Bousquet s’affirme de livre en livre comme un extraordinaire rhétoriqueur de la droite conservatrice et populiste. Il vient de publier Biopolitique du Coronavirus. Sa question : et si la pandémie nous avait vaccinés contre la mondialisation ?

Vous vous élevez avec force contre contre toute vision complotiste de l’épidémie de coronavirus. Qu’entendez-vous par là ?

Je pars d'une observation qui n’a échappé à personne dans nos milieux l’omniprésence de l’explication complotiste. Elle est en train de passer à l’état de réflexe, surtout à droite. Ce qui fait qu’on est pris en étau entre des médias centraux tout-puissants qui voient des complotistes partout et des marges, très actives sur les réseaux sociaux, qui voient, elles, des complots partout. Alors que c’est l'avers et le revers d’un même phénomène.

D’un côte, on a la pseudo-théorie du complot, foutaise médiatique qui repose sur la conviction qu’il y a un complot de l’extrême droite, des populistes, des Russes, bref un complot des complotistes - contre les cercles de la raison, contre la démocratie, etc. Et de l’autre, le complotisme au sens usuel (« Il y a forcément quelqu’un derrière tout ça... »). Mais de quelque côté que l'on se place, c’est le réel qui est escamoté au profit de la pensée magique. Le complotisme adopte l'argument du diable (c’est ce que l’historien Léon Poliakov a appelé la « causalité diabolique »). Il postule une sorte de créationnisme à l’envers : il y aurait un dessein malveillant derrière tout ce qui nous arrive. Je trouve que c'est un argument paresseux, qui nous conforte dans notre impuissance à renverser le cours des choses et confère à notre adversaire une présomption d'intelligence et de ruse supérieure devant laquelle on est désarmé. Or s’il y a une leçon à retenir de la pandémie, elle est à l’opposé : partout la médiocrité de nos élites, autant celle du savant que du politique, leurs volte-face incessantes, leurs atermoiements. Si main du diable il y a, elle est loin d’être agile. La seule chose qui plaide, en définitive, pour le complotisme, c’est que c’est un mythe politique mobilisateur qui cristallise et fixe la colère populaire sur un bouc émissaire. En tant que tel, c’est un levier politique. Pour le reste, c’est une explication incapacitante des dysfonctionnements du monde. Quitte à me fâcher avec nombre de mes amis, je veux en entendre parler le moins possible.

Vous reprenez au philosophe Michel Foucault, sur lequel vous avez beaucoup travaillé naguère, le terme de biopolitique. Il s’agit d’abord d’un retour à l’individu roi qui impose ses valeurs. C’est ce que vous appelez « le chaos au nouvel ordre mondial ». De prime abord, cela ne fait pas très envie ?

Le sens que Michel Foucault assigne à ce mot biopolitique n’est pas très engageant, concédons-le. Foucault fait l’hypothèse qu’il y a eu un changement dans le régime de la sensibilité européenne autour du XVIII siècle. Jusque-là, le pouvoir, pouvoir spirituel inclus, se préoccupait du sort des âmes, soit : la vie après la mort. Les enjeux de la cité céleste l’emportaient sur ceux de la cité terrestre. Après le XVIII siècle, c’est l’inverse. Le pouvoir va investir de plus en plus la vie (avant la mort) à travers des politiques de santé publique et le gouvernement des corps. Dès lors, la santé va l’emporter sur l’âme. Cette grille de lecture éclaire ce que Bernard-Henri Lévy pour une fois inspiré, a appelé « la grande peur des bien-portants » (Drumont et Bernanos vont être contents). Et de fait, nous avons conféré à la vie terrestre une valeur qu’elle n’avait jamais eue jusque-la. Nous aspirons secrètement à vivre aussi longtemps que nous le promettent les statistiques de la durée de vie. Elles nous garantissent statistiquement de vivre 79 ans pour les hommes et 84 ans pour les femmes. C’est une moyenne, mais elle fonctionne comme une promesse de longévité. Si nous mourons avant, c’est que, malchanceux, nous avons tiré le mauvais numéro. Si nous mourons après, c’est le jackpot. Sans cet impératif - maintenir la vie coûte que coûte -, la surréaction des gouvernements face à la pandémie ne s’explique pas, pas plus que le consentement des populations aux restrictions sanitaires. La brochure d’Olivier Rey, l’idolâtrie de la vie, résume très bien cela.

Vous parlez à ce sujet de globésité ? Que signifie ce néologisme ?

C’est la contraction du global et de l’obésité. Contraction n’est du reste pas le bon terme en ces matières. L’obésité est une pandémie plus inquiétante que la Covid-19. Elle a même pu devenir mortelle quand elle a rencontré le virus. On sait qu’au printemps dernier dans certains services de réanimation, jusqu’à 80 % des patients étaient en surpoids ou obèses. Les comorbidités liées à l’obésité auront été un des principaux facteurs aggravants du virus et de sa mortalité. Que nous dit l’obésité ? D’abord, elle a mis fin à l’antique régime de la grosseur (le gras); l'obésité se gave de sucre. Le gras, c’était la splendeur du ventre. Le sucre, sa liquéfaction et sa disparition dans l’informe, c’est-a-dire la forme de l'absence de forme. Vive les hormones d’excroissance, en particulier aux États-Unis ! Ce qui s’y joue, ce n’est pas tant une expérience politique qu’une expérimentation génétique. Ou comment faire à partir des pèlerins du Mayflower (1620) des surhommes capables d’aller sur la lune. Le problème aujourd’hui, c’est que les super-héros ne s’appellent plus Neil Armstrong ou Batman, mais Fat Man « homme obèse » et Maxi-Girl, en adéquation avec la dynamique du libéralisme sauvage, tant ils reflètent dans leur redondance démultipliée le mythe américain du gigantisme.

Selon vous il y a une « biopolitique du coronavirus ». Mais cette biopolitique, vous l’envisagez aussi de façon positive. Dans ce mouvement, en particulier dans le mouvement du confinement, qui a accompagné l’épidémie, l’individu, se penchant sur sa vie, retrouve des valeurs d’enracinement. En quelque sorte vous opposez biopolitique et mondialisation ?

Il faut emprunter à Michel Foucault ce qu'il peut nous donner des concepts opératoires, et ensuite l’oublier (c’était du reste le titre d'un livre de Jean Baudrillard, (Oublier Foucault), Foucault a inventé des slogans : la biopolitique, le contrôle social, le panoptisme, etc. Emparons-nous en et retournons-les contre leur auteur. La biopolitique recoupe une thématique qui vous est chère : écologie humaine, l’écologie intégrale. La biopolitique, c’est au sens littéral une politique de la vie. Elle doit se confondre pour nous avec une politique des espèces et des espaces. Les sciences politiques ne pourront pas indéfiniment faire comme si les sciences de la vie n’existaient pas. Quelles sont les grandes lois de la biologie et de l’écologie qui gouvernent le vivant et peuvent nous aider à écrire les lois de la cité ? Cela implique de penser à nouveaux frais l’articulation de la nature et de la culture, en frayant parmi tous les périls qui nous menacent la voie étroite de notre devenir. Qu’est-ce que les sciences du vivant nous disent de l’obésité, des migrations, de l’hypervieillissement, de l’indifférenciation sexuelle, de la surpopulation, du réchauffement, de la baisse du QI, du déferlement de la laideur de la surexploitation des ressources, etc. ?

Localisme, redécouverte de la terre, qui ne ment pas (avec un bel éloge de votre épouse, agricultrice), refus de l’obsolescence programmée des machines et de la tyrannie consumériste de la technique, votre écologie trempée dans le coronavirus nous ramènerait-elle au Maréchal Pétain, qui lui aussi, par la voix d’un Gustave Thibon, prônait un « retour au réel » ?

Les mots fameux qu’Emmanuel Berl a placés dans la bouche de Pétain, qui les récuserait : « La terre, elle, ne ment pas. » Ils sont porteurs d'une sagesse immémoriale. Quand le maréchal les a prononcés, on ne parlait pas encore de société liquide, mais c’est bien de cela dont il s'agit ici : le monde liquide, liquéfiable, substituable, contre la matérialité des choses, l’épaisseur des êtres, l’enracinement dans la durée. À la même époque, le grand juriste allemand Carl Schmitt écrivait son génial Terre et mer (1942), qui oppose, plus encore que deux géopolitiques (l’une maritime, l’autre continentale), deux visions du monde celle, déterritorialisée et dématérialisée, qui a le vent en poupe, si j’ose dire, et l’autre, territorialisée, la nôtre, celle que nous voulons restaurer. Cela dit, et pardonnez-moi de m’attarder la-dessus, il y a un paradoxe du maréchalisme : celui que l'on a appelé le « maréchal paysan » aura été « en même temps » celui qui a accéléré la disparition de la paysannerie. C'est sous Vichy que les politiques de mécanisation et de modernisation brutale de notre modèle agricole (familial, reposant sur la polyculture) ont été enclenchées. Ce sont elles qui tueront la paysannerie française qui, à niveau égal de développement avec nos voisins allemands ou anglais, avait jusque là résisté à la révolution industrielle.

Au fond ce qui est moderne aujourd’hui, c’est un certain conservatisme ? Est-ce cela « l’idéal de vie populiste » ?

Il y a un malentendu originel entre les conservateurs et les populistes. Les premiers ont tendance à privilégier les choix de l’élite : les seconds, ceux du peuple. C’est ce malentendu qu’il faudrait pouvoir dénouer : donner un peuple à l’élite et une élite au peuple. Si l’on veut se ménager un avenir il faut laisser place au conservatisme, du moins au sens où Albert Camus l’entendait (« empêcher que le monde se défasse ») et au populisme, gardien du peuple historique qui ne consent pas à son effacement programmé. Un monde tel que le nôtre, qui repose sur le surendettement, tant écologique que financier sur l’obsolescence programmée de tout, dont les peuples grand-remplacés - tout cela résumé par cette fameuse « destruction créatrice » -, ne croit manifestement pas plus en l’avenir qu’au passé. Nous croyons quant à nous aux deux. À charge d’inventer un populisme et un conservatisme qui soient constructifs, actifs - et pas seulement réactifs. Notre critique doit se faire positive, conquérante, volontaire.

✍︎ Francois Bousquet, Biopolitique du Coronavirus, Ed. de la Nouvelle Librairie 2020. 14,50€.

monde&vie 11 septembre 2020 n°990

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