Le poète hongrois Vörösmarty écrivit un poème au XIXe siècle, résumant la tragédie hongroise de Mohacs :
“Mohacs, champ de deuil,
Trempé du sang des héros,
Où furent submergés les guerriers
Par le flot des Ottomans.
Mohacs, sur ton sol,
On porta en terre,
Le demi millénaire de grandeur
Du Royaume de Hongrie”.
Il s’ensuivit une querelle intérieure : qui doit succéder au roi qui vient de mourir au combat ? Janos Szapolyai, un Hongrois, ou Ferdinand de Habsbourg, frère de Charles-Quint ? Et la querelle s’envenime, alors que les Turcs n’avaient pas exploité immédiatement leur victoire et s’étaient retirés vers le sud, sans doute par crainte de tomber sur l’armée impériale. Les Européens, une fois de plus, perdent un précieux temps à se quereller entre eux plutôt que d’affronter, toutes forces mobilisées, l’ennemi commun. Ferdinand offre aux Hongrois cruellement vaincus par les Turcs la garantie du secours de l’armée impériale en cas de nouvelle offensive ennemie.
Szapolyai, en fin de course, s’allie aux Turcs et à François Ier, rappellant ainsi l’armée de Soliman Ier en Hongrie. Elle s’avancera profondément dans l’espace danubien et mettra une première fois le siège devant Vienne en 1529. En effet, le Sultan estime la Hongrie trop éloignée de ses bases balkaniques et anatoliennes, il préfère agir par personne interposée ; avec l’appui de Szapolyai, il veut faire de la Hongrie un État tributaire et tampon, qu’il n’annexe pas directement à son empire. La Hongrie est alors divisée en 2 : la partie inféodée aux Ottomans par la soumission de Szapolyai et celle que contrôle Ferdinand qui, en plus, s’empare définitivement de la Bohème, de la Moravie et de la Silésie.
Après la défaite des Serbes et des Bulgares à la fin du XIVe siècle, après celle des Hongrois à Mohacs en 1526, le bloc de Ferdinand, avec l’Autriche, la Bohème, la Moravie et la Silésie constitue dorénavant la première ligne européenne, au beau milieu du continent. L’affrontement n’a plus lieu en périphérie du bloc civilisationnel euro-chrétien, loin des centres névralgiques du continent, mais en son centre même. Si celui-ci tombe, le continent est perdu. Et le choc ne tarde pas.
Le Sultan plante sa lance, ornée à la mode turco-mongole d’une queue de cheval, dans le sol autrichien, devant les murs de Vienne, que les Turcs appellent poétiquement la “pomme d’or”. Nous sommes le 12 septembre 1529. le Sultan a bien calculé son coup : Charles-Quint, il le sait, affronte François Ier à l’Ouest et ne pourra donc pas voler au secours de son frère. Il espère se saisir de la “pomme d’or”, du siège de l’impérialité germanique. Vienne est défendue par 8.000 lansquenets et 1.700 reîtres cuirassés, sous le commandement du vieux Comte Niklas von Salm. 3 fois, les Ottomans, qui n’ont pas d’artillerie lourde mais seulement quelques pièces légères, ouvrent des brèches dans les murailles de la cité danubienne. Chaque fois, les assauts des janissaires sont repoussés par les lansquenets allemands. L’hiver arrive au secours des Impériaux. Le froid et les pluies glacées, les frimas et la neige, ont raison du moral des Ottomans, habitués à des climats plus cléments. Ferdinand rameute catholiques et protestants et avance à marches forcées pour bouter dehors les Turcs.
Avant l’arrivée de ces soldats, qui ne craignent pas l’hiver, Soliman Ier lève le siège le 16 octobre. Les 150.000 soldats ottomans retournent à Buda, avant de reprendre le chemin du sud. Ils reviendront narguer les Viennois en 1532, en passant sous leurs murs, avant de ravager la Styrie et de repartir vers la Hongrie. L’ami de Soliman Ier, Ibrahim Pacha, menace : “Nous soutiendrons le roi Janos (Szapolyai) tant et si bien que, lorsqu’il le voudra, nous réduirons non seulement Ferdinand en poussière mais aussi ses amis (c’est-à-dire l’empereur Charles) et, avec les sabots de nos chevaux, nous transformerons leurs montagnes en plaines”. Après Mohacs, après les démonstrations de force devant Vienne en 1529 et en 1532, les Ottomans sont bel et bien les vainqueurs sur terre.
1530 : l’année où le vent a tourné
Au moment où Soliman Ier quitte Vienne en octobre 1529, Kheir ed-Din attaque en mer, dans le bassin occidental. Il envoie son lieutenant, le capitaine Caccia Diabolo, comme le nomment les Italiens, vers les Baléares, où il bat la flotte espagnole. Les Barbaresques pillent alors de fond en comble les côtes du pays de Valence et reviennent en triomphe à Alger, chargés de butin, avec des centaines de Morisques d’Espagne qui ont demandé à se réfugier en Afrique du Nord, et 1.000 galériens musulmans libérés. L’année 1529 a donc été une année terrible pour l’Europe : les Ottomans se sont enfoncés profondément vers le cœur de l’Europe danubienne, ils ont promené leurs chevaux au pied des Alpes de Carinthie, ils ont mis la Styrie à feu et à sang. Les Barbaresques ont démontré, avec Caccia Diabolo, qu’ils circulaient, combattaient et pillaient à leur guise en Méditerranée occidentale. Tout cela, à cause de la sottise et de l’impéritie d’un pape, Clément VII, et de la trahison du roi de France, qui fournit aux pirates algérois des pièces d’artillerie lourde, qu’ils utiliseront un an plus tard contre les Espagnols qui tiennent toujours la Tour de Navarro en face du port d’Alger. En cette année fatidique, l’Europe a frôlé l’anéantissement total.
L’Europe, malgré ses divisions, malgré son incapacité à penser son propre destin géopolitique, finit toujours par se sauver in extremis. L’historien anglais Barnaby Rogerson estime, pour sa part, que c’est le revirement de l’Amiral génois Andrea Doria qui va faire tourner la fortune des armes. Gênes était l’alliée de François Ier, donc, par ricochet, des Barbaresques et du Sultan. Andrea Doria a le sentiment de servir là une bien mauvaise cause, d’autant plus que l’arrogance des Français l’insupporte, car ils jouent de surcroît double jeu en occupant les places fortes de Gênes, sous prétexte de les protéger, et s’apprêtent à en ouvrir les portes aux Barbaresques, comme ils le feront plus tard à Toulon. Refusant cette mainmise française sur les terres génoises, Doria passe avec armes et bagages dans le camp de la légitimité impériale et offre ses services à Charles Quint, qui ne pourra que s’en féliciter. L’empereur lui laisse une grande liberté de manœuvre, y compris pour ses activités de course. Les résultats ne se feront pas attendre : Doria attaque le port de Cherchell à l’ouest d’Alger en 1531. L’année suivante, il passe à l’attaque dans le bassin oriental, et débarque en Grèce pour y mener avec succès des opérations de harcèlement. L’Empire ottoman était loin d’être vaincu, mais nous assistons aux premiers coups d’épingle de l’Europe assiégée, qui se bat pour éviter l’étranglement total, où quelques esprits hardis commencent à voir le véritable enjeu et le mortel danger que court la chrétienté.
La prise de Tunis
En 1530, Charles-Quint confie l’île de Malte et la place de Tripoli en Libye aux Chevaliers de Rhodes. Ils feront de l’île une forteresse inexpugnable. Dès 1531, ils alignent une grande caraque, la “Sant Anna”, bien dotée en canons, qui, un jour, seule, met en déroute une flotte turque de 25 bateaux. Pour venger ses déboires en Grèce et face à la “Sant Anna”, Barberousse ravage la Calabre en 1534, prend la ville de Reggio et réduit toute la population en esclavage, qui est amenée à Constantinople. Charles Quint décide de réagir : l’armée hispano-impériale débarque en juin 1535 à Tunis, que commande l’empereur lui-même. La flotte avait été assemblée à Barcelone pour transporter 12.000 soldats. Elle passe ensuite au large des Baléares puis mouille en Sardaigne, où 22.000 autres hommes de troupe s’embarquent pour la Croisade : les peuples de la Méditerranée occidentale ont la claire volonté de se défendre, d’éradiquer la piraterie nord-africaine, et savent que la meilleure défense, c’est l’attaque.
Le 16 juin, la flotte impériale arrive dans le port de Carthage et établit son camp, défendu par une centaine de pièces d’artillerie. Les Européens sont revenus dans l’ancienne province romaine d’Africa. Forteresse du lieu, La Goulette tombe en une matinée, le 14 juillet 1535, alors qu’elle est pourtant défendue par une armée de 14.000 Turcs. Le 20 juillet, l’armée impériale marche sur Tunis et rencontre en chemin la formidable armée de Kheir ed-Din : 150.000 hommes. Les Impériaux sont à 1 contre 5. Ils repoussent les Barbaresques qui tentent de se réfugier dans la médina et, là, surprise, les esclaves chrétiens, révoltés, leur en barrent l’accès. Kheir ed-Din doit fuir vers Bône, puis vers Alger. Il échappe de justesse à la capture. Tunis est maintenant aux mains de l’empereur, qui délivre 20.000 Européens que les Musulmans avaient réduits à l’esclavage. Charles-Quint remet en place le roi de Tunis, qui lui fait allégeance car il est hostile à Kheir ed-Din et à la présence des Turcs dans le Maghreb oriental. Une garnison hispano-napolitaine tiendra La Goulette et les forts.
Au retour, Messine fait à Charles Quint un triomphe inédit : le petit peuple est en liesse, accourt pour le saluer car son roi et empereur l’a sauvé des raids barbaresques. L’Europe célèbre “le divin Charles, victorieux de l’Afrique”. On le compare à Scipion, vainqueur d’Hannibal. À Rome, en 1536, devant toutes les autorités de la Ville et du Saint-Siège, devant la noblesse italienne et les ambassadeurs de France et de Venise, il déclare qu’après avoir vaincu Kheir ed-Din en Afrique, il est bien décidé à se retourner contre l’allié principal du pirate : François Ier. Charles Quint entre alors en Provence, avec ses troupes espagnoles et italiennes, tandis que Doria bloque les côtes.
La Provence, qui avait été impériale jadis, puisque située sur la rive gauche du Rhône, doit, dans l’esprit de Charles Quint, revenir dans le giron du Saint-Empire et être réunie à la Savoie, pour reformer la Bourgondie ou l’Arélat du XIe siècle. Charles-Quint avance jusqu’à Aix-en-Provence puis jusqu’aux portes de Marseille. Mais François Ier, échaudé depuis Pavie, refuse la bataille et pratique la politique de la “terre brûlée” : la pauvre Provence est transformée en un désert inhospitalier, dans lequel aucune armée ne peut aisément manœuvrer ni s’assurer une logistique convenable. L’empereur Charles, tenu en échec par cette stratégie, doit rebrousser chemin, retourner à Gênes. Kheir ed-Din court toujours et le roi François n’a pas été vaincu : au contraire, il ravage les Pays-Bas. C’est là-bas qu’il faut maintenant courir et porter le fer. Même si d’autres projets, de ce fait, ne peuvent se réaliser.
30 ans de guerre sur mer avant Lépante
La longue guerre, qui conduira à Lépante, se poursuit sur mer. La flotte turque harcèle sans arrêt les littoraux d’Italie, razziés systématiquement pour le butin et les esclaves. Andrea Doria, à la tête des escadres espagnoles, désormais alliées à Venise, contre-attaque en Mer Égée. Les Turcs s’empressent de riposter : en 1538, ils s’en prennent aux comptoirs vénitiens de l’Égée, qui avaient justifié l’intervention de Doria, pillent et rançonnent la Crète sous domination vénitienne et passent en Mer Ionienne, en face du grand golfe que constitue l’Adriatique, ce bras de mer qui mène directement au cœur de l’Europe centrale.
Le 26 septembre 1538, c’est le choc. La flotte ottomane, commandée par Kheir ed-Din en personne, se heurte à la flotte européenne d’Andrea Doria. Celle-ci dispose de 171 bâtiments de combat, flanqués de 2 bonnes centaines de petites embarcations de transport, destinées à amener 50.000 soldats en Grèce occidentale. Les Européens tentent de débarquer à proximité de Preveza. Le débarquement échoue. La flotte doit se retirer. Une brève bataille navale s’engage avec l’arrière-garde chrétienne, un affrontement où Kheir ed-Din l’emporte, en dépit de son infériorité numérique. Il capture 7 galères. Venise craint pour son commerce. La “Sérénissime” demande la paix : elle s’incline devant le fait accompli, les Turcs dominent presque entièrement le bassin oriental, ils y sont la puissance hégémonique dorénavant inexpugnable. Venise ne conteste plus ce fait et garde seulement la Crète, comme comptoir et base avancée de son commerce.
33 ans plus tard, Lépante sera aussi, aux yeux des Espagnols et des Vénitiens, la revanche pour l’échec de Preveza. Les hostilités se poursuivent dans le bassin occidental : en juin 1540, les Espagnols battent une escadre barbaresque au large de la Corse et capturent son chef Turgut Raïs (ou Dragut), qui sera d’abord condamné à ramer sur la galère de Doria puis sera libéré, moyennant une forte rançon. Un jour, le Grand Maître de l’Ordre de Saint-Jean, Jean de La Valette, lui rend visite sur son banc de chiourme et lui dit, laconiquement, “Usanza de guerra” (Coutume de guerre), sur quoi le Barbaresque enchaîné aurait répondu “Y mudanza de fortuna” (Et changement de fortune). En effet, Jean de La Valette avait lui-même été prisonnier et avait ramé sur une galère barbaresque. En septembre, les pirates algérois pillent Gibraltar et détruisent tous les navires à quai, sans oser s’en prendre à la forteresse, bien défendue. Le 1er octobre, une escadre de 13 bateaux, sous le commandement de Bernardino de Mendoza, se heurte à un parti barbaresque près d’Alboran. Les Espagnols sont vainqueurs, prennent 400 prisonniers et délivrent 700 esclaves chrétiens, mais au prix de lourdes pertes. L’année suivante, c’est le désastre d’Alger : Charles-Quint voulait en finir avec le principal repère de la piraterie nord-africaine et protéger ainsi les littoraux de ses domaines contre les razzias qu’elle ne cessait de perpétrer. Il envoie une flotte de galères pour prendre la ville. Une tempête la détruit : 8.000 hommes sur 25.000 périssent noyés ou sont faits prisonniers et réduits en esclavage.
L’alliance franco-ottomane
Les malheurs de l’empereur ne sont pas terminés. En 1542, François Ier s’allie officiellement aux Ottomans. Pendant 17 ans, la guerre fera rage entre le binôme franco-turc et les autres puissances européennes. Le premier acte de guerre a lieu en mai 1543 : la flotte de Charles Quint quitte Barcelone sous les ordres de l’empereur lui-même, tandis qu’au même moment la flotte turque, commandée par Kheir ed-Din, quitte Modon / Methoni, un port du Péloponnèse. Elle est forte de 110 galères et de 40 bateaux à voiles. Son objectif ? Ravager le bassin occidental, à commencer par Reggio en Calabre. La malheureuse cité n’est pas la seule à recevoir la visite de Barberousse : Terracina, Civitavecchia et Piombino partagent bien vite son sort.
Après avoir mis les côtes italiennes à feu et à sang, Kheir ed-Din cingle vers Marseille pour faire jonction avec la flotte française, dont le capitaine général est le Duc d’Enghien. Ensemble, ils prennent Nice, alors italienne, et la mettent à sac. Les Français accordent aux Turcs et aux Barbaresques le droit de mouiller et de passer l’hiver à Toulon, qui est transformée en une enclave musulmane en terre provençale, une enclave que les Français doivent alimenter et approvisionner en toutes sortes de matériels. Après l’hiver, sur le chemin du retour, les Turcs et les Barbaresques pillent à nouveau les côtes italiennes et ravagent l’île de Lipari : 7.000 Italiens, réduits en esclavage, sont ramenés à Constantinople et y sont vendus au marché.
Pour leur barrer la route, pour verrouiller le bassin occidental, pour éviter toute réédition de la campagne de 1543-44, les Espagnols décident de prendre la place de Mahdia en Tunisie, afin de créer une ligne de défense, à l’entrée du bassin occidental, joignant Mahdia, Malte et la Sicile. De plus, les Chevaliers tiennent toujours Tripoli en Libye. La stratégie des Espagnols et de l’Ordre de Saint-Jean est d’avancer un premier pion dans le bassin oriental, d’y revenir et d’y contre-attaquer. Le 10 septembre 1547, sous les coups d’une batterie flottante, montée sur place, la forteresse tombe aux mains de l’armée de Charles-Quint, ses murailles sont pulvérisées. L’enjeu de la guerre sera désormais la maîtrise de la mer entre la Sicile, la Tunisie et la province libyenne de Tripolitaine.
Mais 1547 est aussi une année-charnière dans l’histoire du XVIe siècle. Kheir ed-Din et Martin Luther meurent en 1546. Henri VIII et François Ier en février et en mars 1547. Le siècle perd ainsi 4 de ses figures emblématiques. De plus, Ferdinand de Habsbourg a été contraint de faire la paix, vu la menace permanente qui pèse désormais sur Vienne, avec les Turcs en Hongrie. Qui pis est, l’Allemagne est déstabilisée par les guerres de religions. Et les troupes françaises peuvent à tout moment attaquer les Pays-Bas ou envahir la Lorraine. Le cœur du continent est disloqué de l’intérieur et fragilisé sur toutes ses frontières extérieures.
Soliman Ier le sait. Son armée permanente est faite pour faire la guerre, sans trêve ni repos. Il la déménage sur la frontière avec la Perse, car les Séfévides au pouvoir là-bas sont, de facto, les alliés de revers de Charles-Quint. Les Espagnols et les Italiens réalisent en ce moment un vaste programme de fortification des côtes, dressant partout des réseaux de tours de guet et de tours de signalisation permettant de repérer les corsaires barbaresques avant qu’ils ne débarquent et de faire donner des troupes mobiles, capables de les refouler. Les espions de Soliman Ier le renseignent ; il sait dès lors que le danger n’est pas imminent en Méditerranée. Ce qui lui permet de ramener sa flotte de la Mer Rouge au foyer, afin d’attaquer les Portugais dans l’Océan Indien.
À suivre