Tout est écrit sur ce visage.
Il lui a fallu à peine plus d’un an… et la connivence de quelques amis. Depuis son départ de la direction de la Banque centrale européenne, fin 2019, Mario Draghi peaufinait sa stature de recours politique en Italie. L’opération est une réussite : il a été choisi par le président Mattarella pour extraire le pays de la crise provoquée par la démission (contrainte) de Giuseppe Conte.
L’histoire remonte au Ve siècle avant notre ère, aux temps héroïques de la République romaine, et elle a été embellie par les historiens latins jusqu’à la légende, si bien que nul ne peut savoir sur quels faits historiques elle se fonde exactement. Arrivé au soir de sa vie, le patricien Lucius Quinctius Cincinnatus, ancien consul, s’est retiré sur ses terres. Mais la ville étant traversée par de violentes tensions sociales et devant subir les attaques des Eques et des Sabins, les sénateurs viennent le tirer de sa retraite et lui demandent d’abandonner sa charrue pour sauver la République, en acceptant d’occuper la fonction de dictateur.
Lucius Quinctius Cincinnatus, sollicité par le Sénat de Rome
Seize jours plus tard, une fois les ennemis vaincus et la concorde rétablie, le vieil homme abandonne le pouvoir et retourne cultiver son champ.
Sans doute l’histoire est-elle trop belle pour être vraie, et ne doit pas être prise au pied de la lettre. Mais la figure de Cincinnatus (et l’archétype de modestie et de désintéressement qu’il représente) subsiste comme l’une des nombreuses références antiques qui parsèment la vie politique italienne, un peu à la manière de la « traversée du désert » dans les mythologies politiques françaises.
Vous l’aurez compris, il n’y avait aucun souvenir de cette histoire dans la démarche du président Sergio Mattarella lorsqu’il a appelé, dans la soirée du 2 février, l’ancien gouverneur de la Banque d’Italie, Mario Draghi, afin de lui proposer de former le prochain gouvernement italien, en pleine pandémie et tandis que la crise politique provoquée par la démission (contrainte) de Giuseppe Conte prenait un tour apparemment inextricable ?
Bien sûr, l’ancien banquier central ne s’était pas reconverti dans les travaux des champs. Mais, depuis son départ de la BCE, celui-ci a passé le plus clair de son temps à un peu moins de deux heures de Rome, dans une grande bâtisse entourée d’un parc arboré, aux confins de l’Ombrie et de la Toscane. Et c’est depuis cette paisible retraite, ni trop loin ni trop près de la capitale, qu’il a travaillé pendant un peu plus d’un an, à petites touches et à mots comptés, à parfaire sa stature de recours ultime. Pas tout seul bien sûr. Mais avec le soutien ferme autant qu’actif de la Commission européenne à Bruxelles et la complicité de tout ce que Rome compte d’eurolâtres et de collabos de l’Union européenne, Matteo Renzi en tête évidemment (https://conseildansesperanceduroi.wordpress.com/2019/08/19/matteo-renzi-son-gout-a-geometrie-variable-pour-la-democratie-nous-etonnera-toujours/ et aussi https://conseildansesperanceduroi.wordpress.com/2021/02/04/la-commission-europeenne-resserre-son-etau-sur-les-pays-de-lunion/).
Incontestablement, le piège a fonctionné. Il suffit pour s’en convaincre de prêter attention au choeur de louanges qui a accueilli l’annonce de la désignation de l’ancien banquier central, d’un bout à l’autre du spectre politique ou presque. Mais pour bien comprendre le succès de cette offensive éclair, il faut prendre conscience du fait que la « fabrique » de cette figure de recours remonte à bien plus loin.
Désigné pour exercer les fonctions de président du Conseil sans avoir jamais occupé le moindre mandat électif, Mario Draghi pourrait sembler, au premier abord, comme un pur technicien, installé au palais Chigi dans l’urgence, pour rassurer les marchés, comme l’avait été en son temps Mario Monti, en pleine tempête financière, à l’automne 2011. Pour l’ancien chef du gouvernement italien Enrico Letta (2013-2014), qui l’a côtoyé à de nombreuses reprises à Rome et à Bruxelles, rien ne serait plus trompeur. « C’est vrai qu’il a été un grand banquier central, mais ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il a un parcours très riche et n’a commencé à exercer ce métier que sur le tard. »
Né en 1947 à Rome, d’un père banquier (c’est probablement génétique !) originaire de Padoue (Vénétie) et d’une mère pharmacienne venue de Campanie, Mario Draghi aurait vécu l’enfance classique d’un fils de la bourgeoisie romaine s’il n’avait perdu presque coup sur coup ses deux parents, à l’âge de 15 ans. Une tante se chargera de lui jusqu’à sa majorité, tandis qu’il finit ses études secondaires dans un prestigieux lycée jésuite de Rome.
Un personnage jouera par la suite un rôle central dans le développement de ses travaux universitaires et de sa personnalité, au point de faire figure de père de substitution : le professeur Federico Caffe, considéré comme un des principaux diffuseurs de la pensée keynésienne en Italie et qui fut le maître à penser de plusieurs générations d’économistes. Celui-ci disparaîtra de façon inexpliquée un matin d’avril 1987, et sera déclaré mort dix ans plus tard, sans qu’on ait retrouvé sa trace. Il se passe toujours des choses bizarres en Italie…
Une fois sa thèse d’économie soutenue, à Rome, Mario Draghi poursuivra ses études au prestigieux MIT de Boston, sur les recommandations du prix Nobel d’économie 1985, Franco Modigliani. « Mario Draghi est avant tout un professeur, explique Enrico Letta, et j’ajouterais un professeur anglo-saxon. Il a gardé de cette expérience un véritable talent de clarté. Prenez le discours qu’il a prononcé le 18 août 2020, au meeting de Rimini, dans lequel il appelle à distinguer la bonne et la mauvaise dette. C’est un très bon discours de banquier et de politique, mais c’est aussi un discours de prof. »
Nommé conseiller du ministre du Trésor Giovanni Goria en 1983, puis directeur exécutif de la Banque mondiale, Mario Draghi veillera toujours à conserver des liens les plus étroits possible avec le monde universitaire. « Il a acquis dans sa formation des bases théoriques très solides, mais sa force est que sa réflexion ne s’est jamais arrêtée, il n’a jamais cessé de nourrir sa pensée des travaux universitaires, tout en conservant une doctrine que je qualifierais de “libéralisme solidaire”, qui serait sensible à la fois aux inégalités et aux contraintes des entreprises, à la liberté », explique l’économiste Alberto Quadrio Curzio, professeur émérite d’économie à l’Université catholique de Milan, qui a décerné il y a quelques mois un doctorat honoris causa à Mario Draghi.
L’autre moment-clé de son ascension est sa nomination au poste de directeur général du Trésor, en 1991. « C’était avant le traité de Maastricht et la mise en place de l’euro, ses prérogatives étaient considérables et extrêmement politiques », explique Enrico Letta. Installé à un poste stratégique (il aura la haute main sur 750 opérations de privatisation d’entreprises d’Etat), il reste en place jusqu’en 2001, reconfirmé par neuf gouvernements successifs, de droite comme de gauche, d’« Andreotti VII » à « Berlusconi II ». Comme les Italiens comptent leurs gouvernements successifs, à la façon de la quatrième République chez nous.
Mais, comme vous pouvez vous en douter, les portraits élogieux publiés par la presse italienne dans la foulée de sa nomination passeront nettement très vite sur son passage à la vice-présidence de la branche européenne de la banque d’affaires américaine Goldman Sachs, de 2002 à 2005, qui a nourri des polémiques quant à un possible conflit d’intérêts (la banque d’affaires conseillait alors l’Etat grec, l’aidant à dissimuler son déficit à coups d’inventions comptables particulièrement créatives pour ne pas dire carrément frauduleuses).
Ce profil atypique, à la fois italien et anglo-saxon, l’aidera considérablement lors de sa nomination à la présidence de la BCE, en 2011, en pleine tempête européenne.
A la tête de cette institution alors soumise à de terribles pressions, il réussit au-delà de toutes les espérances. « Il a sauvé l’euro », résume Frederik Ducrozet, stratégiste à Pictet Wealth Management. « C’est vraiment son intervention qui a sauvé la monnaie unique », renchérit Gilles Moëc, chef économiste à Axa. Comment ? Avec la méthode la plus simple qui soit :
LA PLANCHE A BILLETS !
Son coup de maître remonte au 26 juillet 2012. La Grèce est en pleine crise, et le feu se propage au reste de la zone euro, au point de menacer l’Italie, qui doit financer sa dette à 7 % d’intérêts. A Londres, de façon tout à fait préméditée (il ne quitte pas ses notes des yeux), SuperMario s’adresse à un parterre d’investisseurs.
L’Italien prononce les mots les plus importants de sa vie : « Dans le cadre de notre mandat, la BCE est prête à faire tout ce qu’il faudra (“whatever it takes”) pour préserver l’euro. Et croyez-moi, cela sera assez. » Une semaine plus tard, il présente le programme permettant à la BCE d’acheter les dettes des pays en difficulté. Il vient de faire de la Banque centrale le prêteur en dernier ressort qui manquait à la zone euro. La crise durera encore trois ans, et la bataille sera homérique, mais le tournant s’est joué en cette journée d’été. S’il est passé en force, il n’a cependant pas agi à l’aveugle : en 2012, M. Draghi s’est assuré, au moins tacitement, du silence de la chancelière allemande Angela Merkel, à défaut de son approbation directe. Juste ce qu’il fallait pour oser agir mais signer aussi sa connivence avec Berlin.
L’habile tacticien, qui a su mesurer les rapports de force, ne bouscule cependant pas sa nature taciturne. A la tête de la BCE, il a même réduit le rythme des conférences de presse de l’institution monétaire de douze à huit par an.
« Nous sommes, je le crains, bien peu nombreux à le connaître de l’intérieur », confie un ancien proche collaborateur, qui préfère conserver l’anonymat. Totalement absent des réseaux sociaux et habitué à peser ses mots, Mario Draghi aura fait son premier véritable discours « politique » le matin du 17 février, pour le vote de confiance au Sénat. Dans un monde médiatique habitué aux talk-shows télévisés incessants et à la rumeur permanente des réseaux sociaux, ce changement est une petite révolution.
Croyant et pratiquant mais profondément laïque dans son approche – « Il est catholique mais il distingue les choses sans les séparer », précise l’économiste Stefano Zamagni, président de l’Académie pontificale des sciences sociales, dont est membre le nouveau président du Conseil italien –, Mario Draghi exprime une doctrine conforme en tout point avec les déclarations du pape François, ce qui a été relevé par de nombreux analystes et confirme les liens parfois ambigus entre les milieux politico-économiques italiens et certains réseaux du Vatican.
L’Italie, c’est bien connu, sert souvent de laboratoire politique de l’Europe ; cette fois encore, son surprenant gouvernement de coalition dirigé par Mario Draghi interpelle en regroupant presque tous les grands partis, du Mouvement 5étoiles à la Ligue et à l’extrême droite, du Parti démocrate, jusqu’à la petite formation fantoche de Matteo Renzi, qui a pourtant réussi à faire tomber le précédent gouvernement.
Mais, sans surprise, devant le Sénat, Mario Draghi a prononcé le discours le plus pro-européen qu’on ait entendu sur le continent depuis longtemps. « Sans l’Italie, il n’y a pas d’Europe », a-t-il dit ; ajoutant aussitôt : « Mais en dehors de l’Europe, il y a moins d’Italie. Il n’y a pas de souveraineté dans la solitude ». Une affirmation à faire se retourner dans sa tombe le général de Gaulle :
Il a également retrouvé ses accents d’ancien banquier central pour dire que « soutenir ce gouvernement, c’est partager l’irréversibilité du choix de l’euro ». Toutes les composantes de son « union nationale » accepteront-elles longtemps de telles affirmations ? Peut-être tant que l’on ne connaîtra pas les destinations de la manne financière du plan de relance européen adopté l’été dernier… Car, après, ce sera probablement une autre histoire.
On se souvient que les pays dits « frugaux » avaient trainé des pieds avant d’accepter le plan à 750 milliards d’euros, constitué en partie de dette commune : le non-dit était qu’ils faisaient peu confiance aux pays du sud, en premier lieu l’Italie. Celle-ci a été durement touchée par la pandémie -100 000 morts et une récession de 8,9% en 2020 – ; et elle sera la première bénéficiaire de l’enveloppe européenne (avec 209 milliards d’euros). Pour en faire quoi ? Et pour qui ?
Il ne faut pas confondre l’achat de la paix sociale avec celui de la paix civile…
Le 19 février 2021.
Pour le CER, Jean-Yves Pons, CJA.