«Le paradoxe de l’époque veut que cette intensité liberticide coïncide avec des moyens technologiques nouveaux à la disposition de chacun» Nathan Keirn keirnna@gmail.com
Anne-Sophie Chazaud nous offre un éclairage sur les nouvelles formes de censure et les menaces que celles-ci font peser sur le débat public. Selon la chercheuse, un nouvel étau liberticide protéiforme se resserre autour de notre démocratie.
Vous défendez l’idée que la liberté d’expression est en crise et que la défense d’idées qui vont à l’encontre de ce que vous appelez «la morale contemporaine» est aujourd’hui entravée par de nombreuses contraintes qui «étranglent» ceux qui s’y risquent. C’est un point de vue que l’on entend souvent, mais justement, la parution même de votre livre ainsi que du présent entretien ne démentent-ils pas votre propos? Est-ce que réellement, en France, «on ne peut plus rien dire»?
La complainte victimaire du «on ne peut plus rien dire» n’est précisément pas l’objet de ce travail. D’abord parce que la posture victimaire est en elle-même l’un des ingrédients de l’esprit et des méthodes liberticides contemporaines: il serait donc regrettable de s’y adonner tout en la dénonçant. Ensuite, parce que, concrètement, l’étau dont je démonte (et démontre) ici les mécanismes et l’aspect systémique, est en train de commencer à céder sous la pression d’une réaction populaire et intellectuelle qui n’entend plus se laisser dicter ses modes de pensée et d’expression.
Ensuite parce que le paradoxe de l’époque veut que cette intensité liberticide coïncide avec des moyens technologiques nouveaux à la disposition de chacun, lesquels permettent une libération de la parole (blogs, réseaux sociaux, médias alternatifs) autrefois davantage contrainte par les canaux traditionnels. Les réseaux sociaux sont d’ailleurs l’enjeu d’une tectonique majeure en termes de liberté d’expression: à la fois lieux de grande liberté mais aussi d’infinies pressions activistes, des diktats du politiquement correct guidant la gouvernance même de ces entreprises et enfin objets de toutes les convoitises censoriales de la part du pouvoir politique.
En revanche, l’étau liberticide qui étrangle la liberté d’expression n’est pas, tout comme l’insécurité, un simple «sentiment», et c’est ce que souligne d’ailleurs la tribune collective signée par plus de cent médias français le 23 septembre, dont Le Figaro , ayant précisément pour objet de «défendre la liberté»: il s’agit d’une réalité, éprouvée par certains jusque dans leur chair, comme ce fut le cas des membres de la rédaction de Charlie Hebdo, pour prendre cet exemple le plus extrême de la censure contemporaine qu’est le terrorisme islamiste.
Il y a aussi, de manière moins spectaculaire mais tout aussi efficace et en réalité complémentaire de la méthode violente, tout le maquis des pressions, menaces, autocensures afférentes (songeons par exemple à la remarquable lettre de démission de la journaliste Bari Weiss adressée au New York Times, lequel s’était déjà illustré en décrétant la fin de toutes les caricatures dans ses colonnes), de disqualifications sociales, professionnelles, de harcèlements (pensons par exemple à ce que subit la jeune Mila, pour ne citer qu’elle), qui visent tout simplement à éradiquer les opinions non conformes à la pensée idéologiquement dominante ou aux pressions activistes les plus virulentes.
La Cancel culture est non seulement une réalité subie mais aussi un mode d’action revendiqué. La censure est désormais un moyen d’action militant assumé, induisant le mécanisme redoutable de l’autocensure, pernicieux et profondément nuisible à la création, au débat d’idées et à l’élaboration du savoir, et donc à la démocratie.
Par ailleurs, la censure ne consiste pas seulement à empêcher de dire, mais également à obliger à dire, à formuler (en euphémisant un réel que l’on ne veut surtout pas nommer), ou en reformulant: la réécriture (de l’Histoire, des fictions romanesques, des opéras, de la langue elle-même avec cette aberration excluante qu’est l’écriture dite inclusive) est un des modes contemporains de l’inquisition visant le contrôle des reins et des cœurs, de manière imposée, idéologique et totalitaire. Le paradoxe étant qu’elle émane souvent des héritiers du libertarisme des années 1960, lesquels semblent avoir oublié leur belle impertinence avec l’âge.
D’une façon générale, ce qui caractérise notre époque et explique une partie des réflexes de censure est une forme aiguë de crise de la représentation, empêchant toute distanciation entre ce qui est représenté et le réel: tout doit être pris au pied de la lettre, la «coupure sémiotique» (entre le mot et la chose) n’est quasiment plus audible, induisant un rapport hystérique à l’expression mais aussi un recours accru au passage à l’acte. C’est d’ailleurs le même littéralisme qui caractérise le fondamentalisme (en l’occurrence islamiste), empêchant toute exégèse, toute interprétation, toute nuance, toute plurivocité et qui est donc, par nature, totalitaire.
Il y a certes des velléités de censures et certains professionnels de l’indignation s’en donnent à cœur joie, mais ils sont loin d’avoir toujours gain de cause! La pièce d’Eschyle a finalement pu être jouée à la Sorbonne, les mémoires de Woody Allen paraîtront malgré tout… A la fin, n’est-ce pas la liberté qui triomphe?
Le fait même que la représentation des Suppliantes ait été annulée, sous la menace, l’action violente et les intimidations est en soi gravissime et témoigne en outre de l’abaissement du niveau dialectique en milieu étudiant et universitaire: la liste des conférences, événements, rencontres annulées sous la pression est interminable désormais, alors même que ces milieux devraient être les premiers garants non seulement des libertés académiques mais aussi de la construction du savoir, lequel ne peut exister sans contradictions, dialectique, oppositions de points de vue.
Par ailleurs, si l’on y prête attention, la représentation des Suppliantes a finalement été donnée, certes, et c’est heureux, sauf que la mise en scène faisant débat (sous l’accusation grotesque de blackface) a été infléchie en sorte que les comédiens ne portaient plus le grimage initialement en cause au visage. Il n’est, d’une manière générale, pas sain que les artistes et créateurs acceptent de passer leur temps dans cette arène sociétale, celle d’un antiracisme devenu fou, à se justifier constamment de leur vertu et de leurs bonnes intentions: le champ culturel n’aurait jamais dû se laisser ainsi investir (voire promouvoir lui-même, par porosité idéologique) par des considérations qui, ontologiquement, le nient et le réduisent à un discours dogmatique selon la partition binaire et imbécile d’un pseudo-progressisme opposé à l’on ne sait quel esprit réactionnaire qu’il importerait de pourchasser.
Lorsque des dessinateurs sont assassinés, lorsque des conférences ou des expositions sont annulées, lorsque des tableaux sont retirés, lorsque la DRH de Charlie Hebdo doit quitter son domicile en raison d’un danger imminent, lorsque des personnes sont licenciées, disqualifiées, menacées, violentées, à raison de l’expression de leurs idées, opinions, créations non conformes à la doxa en vigueur, non, on ne peut pas dire que la liberté triomphe quand bien même l’esprit de Résistance s’organise et commence à porter ses fruits, payés du prix du sang.
Vous différenciez plusieurs types de censure: contrairement à d’autres époques, la censure serait aujourd’hui davantage le fait d’initiatives privées, qui remplaceraient la censure d’État de jadis?
Ce qui est spécifique à notre époque mais aussi à notre pays, est en effet la manière dont s’articulent et se complètent une censure que l’on peut qualifier de «sociétale», qui est en quelque sorte le fruit naturel du gauchisme culturel, intolérant et victimaire. Cette censure très spécifique exercée par le biais de notre édifice juridique pléthorique, adossé à la pensée révolutionnaire selon laquelle, comme le disait Saint-Just, il n’y a «pas de liberté pour les ennemis de la liberté», et appuyé sur de nombreuses lois liberticides, -la loi de 1881 protégeant la liberté de la presse et régissant le régime de la liberté d’expression n’est plus qu’un épais mille-feuilles de plus de 400 textes venant restreindre celle-ci par tous les moyens possibles, tandis que que notre ribambelle de lois mémorielles vient témoigner d’une intolérance pathologique du législateur français à ladite liberté, à commencer par la loi Gayssot contredite à l’époque par Simone Veil elle-même…
Ce dispositif juridique volontiers liberticide sert sur un plateau les desseins d’activistes très bien organisés (comme le CCIF par exemple) mais aussi de toutes sortes d’associations et de ligues de vertu, par le truchement d’une instrumentalisation judiciaire redoutable qui aboutit de facto à une sorte de délégation de la censure au secteur privé par le biais de la complainte militante (songeons par exemple au procès inique qui fut intenté à Georges Bensoussan). Le jihad des tribunaux est l’une des manifestations de ce phénomène, visant moins la victoire devant la justice que l’éreintement des résistants (moralement, financièrement, professionnellement…).
Enfin, toutes les analyses actuelles (qui sont devenues nombreuses, proches parfois de l’exercice de style convenu) des nouvelles censures ont pourtant tendance à oublier un peu vite le troisième et indispensable acteur de cet étau qui est la censure de type politique et institutionnelle, plus classique mais qui fait son grand retour en force, avec tout un arsenal de lois ou projets de lois liberticides et de pressions de la part d’un pouvoir prompt à dicter au bon peuple ce qu’il convient qu’il dise ou ne dise pas sur le mode orwellien du Ministère de la Vérité.
Faisons l’inventaire de cet arsenal liberticide: les lois anti-fake news (visant en réalité à contrôler la liberté d’expression voire à la manipuler, notamment en faisant intervenir, sur un domaine qui n’est pas de sa compétence - à savoir, celui de la Vérité - le juge des référés en période électorale), loi Avia (par chance finalement retoquée par le Conseil Constitutionnel), l’application en droit positif de la directive «secret des affaires» qui vient bâillonner considérablement le journalisme d’investigation, les intolérances du pouvoir envers la liberté de la presse (songeons à l’invraisemblable intervention du chef de l’Etat à l’encontre du reporter Georges Malbrunot qui avait le malheur de faire son travail en évoquant des rencontres avec le Hezbollah), les pressions fortes exercées contre le droit de manifester (lequel constitue, quoi que l’on pense des cause défendues, l’une des formes majeures de la liberté d’expression collective), dénoncées y compris par des personnalités de droite, peu suspectes donc d’être de dangereux casseurs d’ultra-gauche, et enfin, les tentatives d’intimidation politique visant par exemple à museler certaines expressions hostiles en invoquant l’ «outrage» afin de palier l’heureuse disparition du délit d’ «offense au chef de l’Etat» (affaire des banderoles «Macronavirus, à quand la fin»).
L’aspect politique et institutionnel de la censure - le plus traditionnel d’entre tous mais exercé d’une façon nouvelle - a trop souvent tendance à être escamoté dans les analyses du phénomène inquisitorial contemporain alors qu’il constitue la clef de voûte de tout l’édifice par sa porosité idéologique avec les postulats du militantisme victimaire, sa production abondante de normes liberticides, et enfin par intolérance à la critique de l’action des pouvoirs publics. Le renforcement des mesures d’hygiénisme et de contrôle sanitaire risque fort hélas de ne pas aider à infléchir cette tendance liberticide dans le bon sens.
Anne-Sophie Chazaud est chercheuse et auteur. Son dernier livre, Liberté d’inexpression, des formes contemporaines de la censure, est sorti mercredi dernier aux éditions de l’Artilleur.
Paul Sugy
Source : https://www.lefigaro.fr/vox/