L’ambiance entre les différents clans est aussi délétère que les enjeux financiers sont colossaux. Il faut dire que la ville est historiquement une des plaques tournantes majeures de la région où les plus gros points de deal génèrent des profits colossaux.
« La proximité avec la capitale, le taux de pauvreté important, l’urbanisme qui favorise les trafics sont autant de raisons historiques qui expliquent que le deal se soit enkysté à Saint-Ouen », égrène Karim Bouamrane (sic), le nouveau maire (socialiste) de la ville, qui prévoit l’aménagement d’un pôle culturel hip-hop, d’un pôle santé, le développement de la ZAC des Docks et la construction du village olympique. La Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) pourrait elle aussi d’ici à quelques années s’installer dans la ville dans les anciens locaux du journal Le Parisien.
Bref, tout le monde s’y met pour favoriser l’installation de nouveaux clients potentiels.
D’ailleurs, « Saint-Ouen, c’est le supermarché du bédo (joint), le paradis aux portes de Paris », sourit un consommateur, fumeur d’herbe, habitué des lieux depuis dix ans. Il a 40 ans, un boulot de graphiste, une femme, trois enfants et un 150 mètres carrés dans le 9e arrondissement de Paris. Un profil parmi d’autres : « Il m’est arrivé de faire la queue avec cinquante personnes ! Le temps pour les vendeurs de recharger leurs stocks. Dans la file, il y a de tout : des hommes, des femmes, des jeunes, des gens plus âgés, de toutes les religions, bourgeois parisiens, habitants des quartiers populaires… de tout ! »
Prenez-en la mesure : notre malheureux pays est rongé par la vermine.Y compris la notre…
L’homme se fournit exclusivement à la cité Cordon, aujourd’hui au cœur des conflits entre trafiquants, destinée elle aussi à une opération de rénovation urbaine et située à seulement cinq minutes à pied de la mairie. A cinq minutes aussi des stations de métro de la ligne 13 et depuis près de trois mois, de la toute nouvelle extension de la ligne 14. Une aubaine pour les trafiquants, un casse-tête supplémentaire pour les pouvoirs publics et quelques sueurs froides pour les consommateurs, régulièrement fouillés aux stations par la police. Pour tenter de décourager les acheteurs, les forces de l’ordre multiplient les opérations de contrôle. « Dès que je les aperçois, je change discrètement de direction et je marche vers la station suivante », raconte l’habitué.
De la vermine, vous dis-je.
Mais retenez bien aussi ceci : plus le trafic est dense, plus la ville est sûre. « C’est une forme de régulation sociale tout à fait détestable, mais c’est la réalité : contrairement aux idées reçues, Saint-Ouen est une ville plutôt tranquille où il y a peu de cambriolages, peu de vols avec violences, peu de vols de voitures, peu d’atteintes aux personnes, les dealers s’en assurent pour ne pas faire fuir le client, précisent les services de police. Vous pouvez vous pointer avec un costard à 3 000 euros, il ne vous arrivera rien. »
Mais les habitants, eux, souffrent du deal. Ils sont pris en otage au sein de leur propre immeuble par des vendeurs qui annexent et saccagent les cages d’escaliers, exigent des visiteurs qu’ils montrent patte blanche et menacent en amont les éventuelles « balances » ; et par des guetteurs – les « choufs » (en nouveau Français dans le texte) – qui hurlent le mot code « Arténa » (qui signifie « danger », « laisse tomber », « y a les flics ») dès qu’un véhicule de police pénètre dans la cité. Une bande-son permanente qui empoisonne leur quotidien.
Aux « Boutes », les « portiers » n’hésitent pas à installer leur chaise dans le hall d’entrée tandis que les « charbonneurs » (vendeurs) opèrent dans les étages. Les lieux ont même un nom : le « midi-midi », en référence aux horaires d’ouverture – vingt-quatre heures sur vingt-quatre – mais pas seulement. C’est aussi le nom de la société de production du rappeur Heuss L’Enfoiré et l’un de ses titres phares, dont le clip filme sans filtres et sans complexe le trafic au sein des tours. Extraits : « On est dans les affaires et ça date pas d’hier », « J’fais des affaires avec tous mes compères », « J’entends midi-minuit, nous c’est midi-midi, On n’a jamais fini, l’rain-té à l’infini », « Qu’est-c’t’es venu chercher, un 10 ou un 10 g, d’la coke ou du shit ? », « La drogue est bonne et forte, ramenée sous bonne escorte », « J’vous laisse dans vos go-fasts, la concurrence est morte. »
Que fait le gouvernement d’Emmanuel Macron pour nous débarrasser de ces racailles ? RIEN. Comme d’habitude.
Sauf que la concurrence n’est pas morte. Et plus la ville se développe, plus la guerre s’intensifie. L’installation de grandes entreprises (Samsung, L’Oréal, Altavia, EDF, Alstom, Vinci…) draine avec elle son flot de salariés (15 000 par jour, hors période de confinement), dont certains sont aussi des consommateurs. Une manne considérable pour les dealers.
Le long des bords de Seine, l’écho quartier des Docks, est situé à quelques encablures seulement de la cité Arago-Zola, autre « four » de la commune, « qui voit défiler certains vendredis près de 400 personnes, salariées, cadres trentenaires qui viennent faire le plein avant le week-end », raconte un enquêteur de police.
Face à cette réalité, le maire (souvenez-vous quand même que les habitants de Saint-Ouen ont élu, en juillet 2020, un maire… Franco-Marocain; si l’on se réfère à la ville de Trappes, cela en dit long sur la lucidité de beaucoup de nos compatriotes), qui se décrit comme « un idéaliste pragmatique » (merveilleux oxymore !), a un objectif : la réappropriation de l’espace public. PAR QUI ?
« Qu’est-ce qu’on fait ? fait-il mine de s’interroger. On attend le législateur ou on met tout en œuvre pour garantir la sécurité et le bien-être des habitants ? » BEN VOYONS… Au-delà de la multiplication des caméras de vidéosurveillance et du renforcement des effectifs de la police municipale armée (pour atteindre le nombre de trente agents), l’édile lance une Brigade de respect du civisme (BRC) ; composée d’une vingtaine de recrues âgées de 25 à 45 ans « bien habillées, en veste et chemise, c’est hyperimportant », insiste l’élu, elle sera chargée de faire régner le calme et la bienveillance dans les rues de la ville ; et de renseigner les forces de l’ordre sur les réalités du terrain où les alliances se font et se défont régulièrement. « La tectonique des plaques du stup’ ne cesse de bouger depuis plus d’un an, ça va très vite et c’est parfois difficile à suivre, ces agents aideront à avoir une connaissance plus fine de ces mouvements », commente un enquêteur.
Une nouvelle version du pompier pyromane.
Selon le parquet de Bobigny, huit enquêtes concernant le trafic à Saint-Ouen sont aujourd’hui menées par des services spécialisés. Au quotidien, celles en flagrant délit oscillent entre trois à huit par jour. Depuis la mort de Mohamed G. en août 2019, quatre homicides (dont un double) en lien avec le trafic ont eu lieu à Saint-Ouen, tandis que le nombre de tentatives d’homicide s’élève à quatorze et celui des enquêtes ouvertes pour des projets d’assassinat à trois. « Ce genre d’exacerbation des tensions sur les lieux de deal est cyclique », dit la procureure de Bobigny, Fabienne Klein-Donati, notant toutefois que « s’il y a eu dans l’histoire des périodes identiques, la conjonction est différente aujourd’hui avec les questions posées par la rénovation urbaine ».
Mme Klein-Donati se souvient ainsi qu’un an après son arrivée dans l’un des parquets les plus difficiles de France, elle avait déjà coordonné, en 2015, un « projet stratégique pour Saint-Ouen ». Elle refuse toutefois le fatalisme. « Le trafic, il existe toujours, il est florissant. Mais par moments, il est empêché. Ce n’est pas neutre. La lutte vaut le coup pour tous ceux qui subissent les conséquences du trafic », dit-elle.
Outre les nuisances et les incivilités quotidiennes, elle rappelle les balles perdues et met en exergue un phénomène en pleine émergence : l’appel de plus en plus courant, à l’instar d’autres secteurs économiques, à la main-d’œuvre immigrée. Interchangeable, sans valeur aux yeux des trafiquants – qui les font parfois dormir sur place, dans les cages d’escaliers –, elle vient grossir les rangs des « armées de larbins payés au lance-pierre qui font tourner les points de vente », décrit un médiateur. Ou comment le serpent venimeux se mord la queue !
Contrairement aux idées reçues, au bas de l’échelle, « choufs », « charbonneurs », « rabatteurs » et « portiers » peinent à empocher l’équivalent du smic, comme le démontrent les études réalisées par l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (« Estimation des marchés des drogues illicites en France », 2016) ou par le sociologue Marwan Mohammed (« L’implication des mineurs dans le trafic de stupéfiants », 2016).
Qu’importe, aux « Boutes », vendeurs et acheteurs continuent de s’ambiancer au son des hymnes de Heuss l’Enfoiré qui raconte leur quotidien dans Les cités d’France : « Allons enfants de la patrie, y a du bon jaune qu’est arrivé. J’entends “Arténa”, ça crie, le gérant fait que d’trafiquer. »
Et que fait le gouvernement d’Emmanuel Macron pour nous débarrasser de ces racailles ? RIEN. Comme d’habitude.
Pour qui voterez-vous en mai 2022 ?
Le 10 mars 2021.
Pour le CER, Jean-Yves Pons, CJA.