(Mirabeau par Joseph Boze)
Mirabeau a-t-il raté sa vie ? C’est en quelque sorte l’impression amère qui demeure après la lecture de sa biographie par Jean-Paul Desprat, publiée aux éditions Perrin en 2008.
Qui était Honoré-Gabriel Riqueti de Mirabeau ? Un aristocrate provençal pétri de culture gréco-latine et marqué par tous les combats de son temps, aussi bien celui pour la liberté d’expression et de conscience, que celui pour l’indépendance des Etats-Unis, ou celui pour le rétablissement des droits féodaux tombés en désuétude…
La contradiction est là. Son père, le Marquis de Mirabeau, physiocrate renommé et proche des milieux ministériels du début du règne de Louis XVI, est convaincu, comme un certain nombre de familles nobles de son temps, que les hommes de sa classe doivent vivre au service de l’Etat, par les armes ou la robe et subvenir à leurs besoins uniquement par le revenu de leurs domaines, par leurs rentes foncières, et non des rentes versées par l’Etat qui les enchaînent au trône et les privent de leur liberté véritable. Vivre des revenus des seigneuries, pour Mirabeau père et fils cela ne signifiait pas faire suer les paysans dans des métairies et en tirer des loyers, mais percevoir d’antiques droits seigneuriaux versés par les communautés. Cette lubie fait partie de la réaction aristocratique de la fin du XVIIIe siècle et s’accompagne de la résurrection de vieux droits oubliés qui vexèrent profondément les populations des campagnes, contraintes de renouer avec des taxes tombées en désuétude ou avec les entrées de leur seigneur au village recevant les honneurs de son rang et la soumission de ses féaux.
Mirabeau c’était cela. Et si l’entreprise a échoué, il en est demeuré quelque chose. En août 1789, alors que les privilèges viennent d’être abolis, Mirabeau n’hésite pas à frapper un valet qui lui donne du « monsieur », lui hurlant aux oreilles, « tu ne vas pas t’y mettre également ! Appelle-moi Monsieur le comte ! » Ce même Mirabeau tint toujours à porter ses armoiries et à ce que ses valets aient une livrée à ses couleurs. En ce sens il était bien le fils de son père. Mais celui-ci, mort en août 1789 avait, durant sa tumultueuse existence, a montré pour son fils le mépris, parfois la haine la plus vive.
C’est le deuxième aspect du comte de Mirabeau. Son père, le marquis, obsédé par ses désirs de postérité, ce qu’il appelle la « postéromanie », reproche à son fils sa débauche et ses dettes qui le conduisent plusieurs fois en prison. Il est vrai que lorsqu’on regarde la vie charnelle du personnage, à peu près jusqu’à la fin, en dépit d’une extrême laideur, DSK peut se rhabiller… De même, les excès de table et de bouteille qui en font un quasi ogre feraient pâlir notre Depardieu national en exil… Alors que le génial Mirabeau, véritable éponge intellectuelle qui lit tout et retient tout ce qu’il lit, se passionne d’abord pour les sujets économiques et militaires, étant persuadé après sa très brillante conduite en Corse en 1768, que sa vocation est celle des armes, il développa, durant ses années de captivité, dues à ses histoires d’argent et de mœurs, une tout autre littérature, partie érotique, partie politique. Le deuxième volet nous intéresse plus particulièrement. L’oeuvre politique de Mirabeau débute en prison, elle porte sur la liberté et ce sera tout son combat jusqu’en 1791. Il écrit contre les lettres de cachet, pour la réforme de la justice et de l’Etat, pour la représentation politique du peuple. A tel point qu’on parle de lui à la cour, que ses diatribes lui valent la haine ou la sympathie des puissants et, selon l’humeur du ministre ou l’acharnement paternel, un adoucissement de sa détention ou au contraire un durcissement.
Mais c’est à partir de ces œuvres politiques, au tournant des années 1780, que Mirabeau entame véritablement une carrière politique au service de la royauté, d’abord comme envoyé en mission à Berlin, puis comme pamphlétaire stipendié par le ministère Calonne. Il attaque la banque, la spéculation et le papier monnaie. Mais se laissant emporter par sa verve il se prend à ergoter aussi contre le ministère, ce qui lui vaut de nouvelles démêlées et la menace d’un internement à la Bastille. Cette période parisienne lui permet de nouer des amitiés fort utiles, comme avec le jeune agent financier du clergé de France, l’abbé de Périgord, plus connu sous le nom de Charles-Maurice de Talleyrand…
Vient la convocation des états généraux de 1789 et Mirabeau se présente en Provence, d’abord dans l’ordre de la noblesse, puis en ayant été exclu, dans l’ordre du tiers état. Ses démêlées sentimentales ayant ligué toute la noblesse de Provence contre lui, il est la coqueluche de la bourgeoisie de Marseille, qui en fait son député. Mars 1789, viennent les émeutes de la faim qui secouèrent Aix et Marseille. Créant une milice bourgeoise, préfiguration de la garde nationale, il utilise son sens du commandement, sa rapidité d’action et ses talents d’orateur pour rétablir l’ordre. Mirabeau, pour la première fois, apparaît en homme d’Etat.
A Versailles puis à Paris son jeu est plus trouble. Dès mai 1789 il tente de se mettre en rapports avec les milieux ministériels et le roi, mais il tonne contre l’absolutisme et la société ancienne. Il condamne les désordres mais aussi l’usage de la force armée. Il veut abolir les privilèges mais il vomit la démocratie. Toujours écrasé de dettes et menant grand train, il se fait prêter par ses amis qui savent bien qu’ils ne reverront jamais leur argent. Poursuivi pour plusieurs plagiats il anime d’éphémères revues, mais politique de talent il groupe autour de lui un bureau de jeunes gens qui lui composent discours, notes de synthèses et ouvrages prêts à être publiés. Servi par une mémoire stupéfiante et un charisme désarmant, il tient la tribune et maîtrise tous les sujets grâce aux notes de ses plumes.
Peu à peu la vision politique de Mirabeau se dessine avec plus de netteté. Ami des libertés, ennemi du désordre, convaincu que la démocratie populaire entraîne l’émeute et suscite un César autoritaire, ce en quoi l’histoire lui donna raison, il appelle de ses vœux une royauté où l’Assemblée détiendrait le pouvoir législatif, où les principes de la révolution (liberté de conscience et d’expression, liberté d’aller et venir, liberté d’entreprise, égalité de droits) seraient préservés, le régime étant à la fois garanti et stabilisé par un exécutif royal fort. Cette position d’équilibre le conduit à se faire le défenseur de la Chambre contre la cour et le défenseur du roi contre la Chambre, vantant notamment les mérites du veto royal pour lequel il se bat bec et ongles.
1790, Mirabeau entame la dernière partie de sa carrière, celle des notes au roi. Louis XVI s’est longtemps méfié de Mirabeau, qu’il considère comme un opportuniste vicieux, ce qui n’est pas tout à fait faux sans être absolument exact. Mais devant la nécessité, et sur l’avis de la reine qui a rencontré le comte à Saint-Cloud, il accepte des notes du grand homme sur la politique à mener. Mirabeau reçoit de la cour de très fortes sommes d’argent, lui permettant d’éponger une partie de ses dettes, et en échange il fournit ses conseils. Pendant des mois il va notamment supplier le roi de fuir Paris, échafaudant pour lui des projets d’évasion et de mise à l’abri en province, près de troupes fidèles, loin des pressions de Paris, la Chambre, de son côté, se réfugiant à Fontainebleau, Compiègne ou Rouen.
En effet, pour Mirabeau il est urgent de conclure la révolution, qui est pour lui achevée. Il convient de la stabiliser avec un roi fort qui en prendrait la tête. Pour cela il faut échapper aux pressions de Paris et de la foule, mais aussi des enragés, comme Marat, qui donnent déjà de la voix et suscitent les désordres. Dans cette optique, Mirabeau ne craint pas de soutenir la perspective d’une guerre civile qui, par la simple loi du nombre, serait rapide et écrasante en faveur du roi.
Louis XVI n’écouta pas Mirabeau. Le pouvait-il d’ailleurs ? Et les notes ne furent jamais appliquées. Mirabeau, s’éteignant le 2 avril 1791, savait quels périls s’amoncelaient et quels échecs marquaient son rêve politique.
Mais dans son rêve d’une révolution couronnée, d’un équilibre entre deux pouvoirs forts, dans son ralliement tardif au bicamérisme, dans son attachement tant à l’aristocratie qu’aux libertés, Mirabeau fut la synthèse de deux mondes, l’Ancien régime et la révolution. Il fut aussi le précurseur d’un système politique dont les contours ne se sont vraiment dessinés que dans la Constitution de 1958, dont on sait aujourd’hui que Debré et De Gaulle l’avaient taillée pour un possible retour des rois de France, projet fou vite abandonné.
Mirabeau a sans doute raté sa vie. Mais quelle vie !
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