Avant-propos :
« Le jugement qu'on porte sur les Prussiens est l'un des tests d'intelligence les plus sûrs qui soient » (Ernst Jünger, Journal IV, 30 juin 1945).
Après un long passage au purgatoire de l'histoire, la Prusse est de retour. Tout au long de l'année 1981, on a pu assister, outre-Rhin, à un curieux phénomène : la floraison d'une multitude de publications, de livres, de manifestations, d'expositions, etc. consacrés à la Prusse. Il n'y manquait même pas les autocollants et les T-shirts. Le point culminant de cette Preussenjahr (année de la Prusse) a été constitué par une grande exposition, qui s'est tenue à Berlin, du 15 août au 15 novembre, dans l'ancien Musée des arts et métiers (Kunstgewerbemuseum), actuellement rebaptisé Martin-Gropius-Bau, sur le thème : “La Prusse : Une tentative de bilan” (Preussen : Versuch einer Bilanz).
Le projet de cette exposition avait été lancé dès le mois de juillet 1977 par le bourgmestre de Berlin, le socialdémocrate (d'origine bavaroise) Dietrich Stobbe. Le public est venu en foule. En marge de l'exposition s'en tenait une autre, dite “Musée sentimental” (empfindsam), que ses organisateurs, Daniel Spoerri et Maria-Louise von Plessen, avaient conçu, selon leurs propres termes, comme un « contrepoint consciemment opposé ». Cette seconde manifestation, légèrement cynique, était en fait axée sur l'anecdote et présentait une collection d'objets allant de la tabatière du Grand Frédéric jusqu'à quelques récents spécimens de “harengs Bismarck”. Devant le Martin-Gropius-Bau, un champ de seigle fou avait été replanté, espace symboliquement vide et flottant d'une Prusse absente, à mi-chemin du Berlin des drogués et des punks, et du Berlin des vopos.
C'était aussi l'année des “commémorations prussiennes” : bicentenaire de la parution de la Critique de la raison pure (1781) de Kant ; 150ème anniversaire de la mort de Hegel et de trois grands militaires et hommes d'État prussiens, le Generalfeldmarschall August Wilhelm von Gneisenau (mort le 24 août 1831), le Reichsfreiherr von Stein (mort le 29 août) et l'auteur du célèbre traité De la guerre, Carl von Clausewitz (mort le 16 novembre) ; centenaire dela construction du Kunstgewerbemuseum ; 20ème anniversaire, enfin, de l'érection du Mur de Berlin (15 août 1961).
Une tendance à l'auto-culpabilité
Intéressante dans son principe, l'exposition principale s'est révélée dans les faits bien décevante. Deux mille objets, 33 salles, une multitude de panneaux explicatifs : la quantité y était. Mais cette accumulation d'objets n'avait ni idée directrice ni fil conducteur. La Prusse était évoquée dans tous les domaines, sauf dans sa culture et dans son esprit. Froide, plutôt ennuyeuse et subtilement “de gauche”, l'exposition a fait “l'impasse” sur bien des points essentiels. Le nom du margrave de Brandebourg, Albrecht l'Ours, n'était même pas mentionné. « Aucune allusion non plus, a remarqué Friedrich Wiegend, quant au mysticisme de l'État prussien des Chevaliers, qui, depuis l'union avec le Brandebourg, ont donné son nom au pays. Des documents, quelques portraits, terminé » (Stuttgarter Zeitung, 17 août 1981). « Les organisateurs — a noté de son côté Jacques Nobécourt — ont tout fait pour gommer leur sujet, le réduire à une enfilade de témoignages plus folkloriques que suggestifs. (…) Une Prusse qui aurait eu l'histoire d'un canton suisse un peu agité, tel est le résultat » (Le Monde, 28 août 1981). L'exposition, qu'il fallait finalement “lire” au second degré, a en fait surtout traduit le malaise que l'Allemagne continue de ressentir chaque fois qu'elle doit se regarder elle-même à travers son passé. Elle était l'expression même de ce regard inquiet, hanté par l'idée d'une éventuelle “réhabilitation”, produit d'une confusion mentale intérieure à laquelle on a pu à juste titre donner le nom de “névrose allemande”. Bref, un regard divisé sur une Allemagne divisée.
La préparation de l'exposition n'était d'ailleurs pas allée sans mal. Elle avait valu à ses organisateurs les critiques les plus diverses. Tandis que les conservateurs du Gesamtdeutsches Institut et du Staatliche Museum Preussischer refusaient de s'associer à l'entreprise, dirigée par le Dr Korff — un “progressiste” qui avait déclaré vouloir « décevoir la droite tout en surprenant la gauche » —, la RDA avait répondu par une fin de non-recevoir aux demandes de collaboration qui lui avaient été faites. Les Soviétiques, de leur côté, avaient dénoncé l'exposition comme une manifestation «revancharde» destinée à exalter ce que la Sovietskaïa Rossia décrivait comme un « État colonialiste-militariste ».
Les autorités fédérales, gênées, avaient elles-mêmes accueilli le projet avec réserve et froideur. Lors de son discours d'ouverture, le chrétien-démocrate Richard von Weiszäcker, qui, trois mois plus tôt, avait remplacé Dietrich Stobbe (contraint à donner sa démission en raison d'un scandale financier) au poste de bourgmestre de Berlin, a tenu à déclarer : « Aucun État allemand d'aujourd'hui n'est le successeur de la Prusse. L'histoire de la Prusse est close ». (Sans s'apercevoir, le malheureux, que c'est justement parce que son histoire est “close” que la Prusse peut désormais inspirer celle des autres).
À suivre