(Marignan par Alexandre-Evariste Fragonard, 1836)
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15 juillet 1515 : François Ier s’élance vers l’Italie. Les soixante-dix ans de la fin du second conflit mondial et le bicentenaire de la chute de l’Aigle ont éclipsé un autre anniversaire, plus glorieux et moins morbide pourtant, celui des cinq cent ans de l’avènement d’un roi de gloire, sur le trône depuis le 1er janvier de la mythique année 1515.
CE 15 JUILLET, à Lyon, le jeune souverain de vingt ans signait l’ordonnance confiant la régence du royaume à sa mère, Louise de Savoie, son épouse Claude de France n’ayant pas été couronnée reine pour l’heure. Une armée formidable se réunissait autour de la ville, le roi prenait la route de l’Italie pour reconquérir Milan.
L’aventure italienne de l’héritier Valois
Cette aventure italienne, hors des frontières de ce que Vauban appela deux siècles plus tard le « pré-carré », était un héritage légué à François d’Angoulême par les deux souverains précédents.
Charles VIII, fils de Louis XI, monté sur le trône en 1483, esprit chevaleresque et brouillon, avait revendiqué les droits de la maison d’Anjou, cousine de la sienne, sur le royaume de Naples, alors tenu par les souverains d’Aragon. Le roi de France menait là une politique à triple niveau :
D’une part il exigeait la restitution d’un bien féodal tenu par les siens jadis et dont il était l’héritier, comme on aurait pu régler une affaire de droit privé, oubliant qu’il s’agissait d’une nation étrangère. D’autre part, justement, il rêvait de conquêtes lointaines, d’annexions d’États, pensée plus moderne et conforme aux nouvelles conceptions politiques.
Enfin, dans un esprit à la fois fantastique et géopoliticien, il imaginait le royaume de Naples en base de départ vers une reconquête des Balkans tombés aux mains des Turcs. Il n’imaginait pas autre chose que la délivrance de Constantinople, puis de Jérusalem dont le titre royal était associé à celui de Naples, par tradition.
Renaissance
Les guerres de Charles VIII firent entrer de plain-pied la France dans la Renaissance. Si celles-ci furent un succès militaire sans lendemain, conclu par l’abandon précipité de Naples sous la menace d’une coalition de toutes les puissances italiennes, elles permirent d’apporter en France le goût des châteaux à l’italienne, l’amour des antiquités, l’intérêt pour les savoirs humanistes qui, jusque-là, s’étaient développés à petit pas dans le beau royaume.
Mort sans enfant, Charles VIII laissait la couronne à son cousin d’Orléans, Louis XII. Celui-ci se fit sacrer sous le titre de roi de France et de Jérusalem, duc de Milan. Cette dernière titulature en disait long sur ses propres ambitions. L’aventure italienne de son prédécesseur avait ouvert des appétits nouveaux dans la riche et tumultueuse aristocratie française. Louis n’était pas en reste. La famille Visconti avait régné sur Milan au XVe siècle, dont elle avait été chassée par les Sforza.
L’honneur chevaleresque
Valentine Visconti avait épousé le duc Louis d’Orléans, arrière-grand-père de l’actuel souverain, qui pouvait donc légitimement réclamer la couronne usurpée par Ludovic le More, duc en titre. Les Sforza étaient alliés de la France depuis Louis XI ? Qu’à cela ne tienne. L’honneur chevaleresque primait sur les réalités diplomatiques.
On était alors à la charnière entre Moyen-Âge et Modernité. D’une main, Louis XII rêvait de batailles mythiques, de royauté chrétienne délivrant les lieux saints sous le commandement de la France, de fiefs et de chevalerie. D’une autre, en souverain de son temps, il prépara méticuleusement la nouvelle expédition, obtenant la paix avec tous ses voisins européens, faisant des concessions aux uns, des promesses financières aux autres, comme Henri VII d’Angleterre.
Intraitables Habsbourg
Un seul demeurait intraitable, Maximilien de Habsbourg, roi des Romains, c’est-à-dire souverain des Allemagnes, et ennemi acharné de la France depuis qu’il avait épousé Marie de Bourgogne, qui avait été dépossédée de l’héritage de son propre père Charles le Téméraire par le roi Louis XI (un héritage comportant les Flandres, la Bourgogne, le Charolais et la Franche-Comté…).
Cette opposition d’origine féodale allait faire naître une inimitié appelée à devenir traditionnelle et de dimension européenne entre les Habsbourg et la France.
Louis XII, comme Charles VIII, eut un succès immédiat, mais sans lendemain. Gênes et Milan occupés, administrés par des officiers français et milanais, Ludovic le More captif au château de Loches au fond d’une cage de fer, la paix n’en était pas moins fragile. En 1507, Gênes se révolta. La guerre n’opposait pas seulement Français et princes italiens, mais aussi les armées des Habsbourg alliées à celles de l’Angleterre.
Au conflit du Moyen-Âge se superposait la guerre moderne, sur terre et sur mer, où le dénouement se joue autant sur le champ de bataille que dans les chancelleries. En 1514, Louis XII ayant perdu son épouse Anne de Bretagne, s’était remarié avec la très jeune Mary Tudor, fille d’Henri VIII. La paix était acquise. Mais en Italie tout était perdu. Naples était revenu aux Aragonais, Milan aux Sforza.
François Ier, conquérant moderne
Le 1er janvier 1515, Louis XII mourait sans enfant mâle, sa fille Claude de France ayant épousé son cousin François. Ce mariage avait transféré les droits milanais de Louis à François, qui dès la fin janvier organisait une nouvelle campagne. Par la diplomatie, il avait apaisé tous ses adversaires européens et surtout s’était fait, en Italie, un allié indispensable, la république de Venise, dont l’appoint militaire ne serait pas de trop.
À Milan, Maximilien Sforza était entouré d’une forte armée de mercenaires suisses, les plus redoutables soldats de l’Europe, qui se vantaient de faire courber les princes. Le pape Léon X, hostile à la France, avait adjoint au duc le cardinal de Sion, Matthieu Schiner, farouchement anti-Français et véritable chef des soldats helvétiques.
Une logistique moderne
À Lyon, l’armée comptait quarante mille hommes, dont dix mille cavaliers. C’était à la fois la fine fleur de l’aristocratie française, les compagnons d’enfance de François Ier et les vieux généraux blanchis par les campagnes, mais aussi des soldats de toute la France et des mercenaires allemands, les impitoyables lansquenets. En outre, fait nouveau par son ampleur, le roi s’était adjoint un corps de plus de deux mille pontonniers et sapeurs. Enfin, une artillerie de soixante pièces de gros calibre et un grand nombre de canons de plus faible portée constituaient une puissance de feu encore jamais vue dans les armées européennes.
Pour éviter les pillages, François Ier avait adjoint à ses troupes une très importante logistique et publié de nouveaux règlements. Les pillards seraient pendus. Pour se nourrir, l’armée achèterait, à des tarifs réduits, les denrées fournies par les villes sur le chemin. Ce n’était pas la première fois qu’un roi de France s’essayait à cette modernisation. Mais c’était la première fois qu’elle était une réussite.
Fin juillet, on put se mettre en route.
Les cols étaient tenus par les Suisses et les Milanais. Le connétable de Bourbon, cousin du roi et menant l’avant-garde, découvrit par l’entremise de montagnards grassement payés un mince sentier surplombant le vide, mais libre et menant aux plaines transalpines. Les sapeurs et les pontonniers firent merveille. En quelque jour la piste fut élargie, les rochers déblayés, des ponts jetés sur les gouffres. L’armée passa, les hommes avançant souvent à la file indienne, le roi lui-même à pied et tenant son cheval par la bride, les canons et chariots démontés, hissés à dos d’homme ou d’âne.
La surprise fut totale lorsque les Français débouchèrent dans les plaines italiennes, culbutant les premières armées qui leurs furent opposées.
Marignan, la victoire de l’armée nouvelle
À l’approche de Milan, l’armée française fit halte près de Marignan, cherchant à obtenir le départ des Suisses sans combat, contre argent. On avait obtenu le retrait de tout un contingent contre des centaines de milliers de livres que le roi, à court d’argent, avait dû emprunter à tous ses capitaines. Mais le cardinal Schiner veillait. Haranguant ses propres Suisses, dépeignant l’ignominie des princes français débauchés, la grande gloire qu’il y avait à se battre pour le pape, il les mit en route. Sûrs de la victoire, ils pensaient surprendre les Français au camp.
Le connétable de Bourbon ayant débusqué le mouvement de l’armée suisse, le roi eut le temps de mettre ses troupes en bataille. Les Helvètes était une armée invincible, mais de jadis. Dépourvus d’artillerie, ils avançaient en régiments compacts, la pique basse pour briser les charges de cavalerie, au pas, inexorablement, emportant les positions par leur bravoure et leur discipline.
Les Français n’avaient pas que leur intrépidité, ils avaient leurs canons. Ceux-ci firent merveille, entamant les rangs de l’ennemi, le ralentissant sans le faire plier cependant. Accompagné du chevalier Bayard, du prince de Talmont, du seigneur d’Imbercourt, du maréchal de La Palisse et de tous les grands cavaliers de l’époque, François Ier menait lui-même la charge.
Le roi mène la charge
Cible éclatante, il portait un casque couronné et empanaché, une tunique fleurdelisée enveloppant sa cotte de mailles. Prenant de flanc les Suisses, il faisait reculer une première vague. Mais il en venait une deuxième immédiatement. Il ne fallut pas moins de trente assauts pour tenir la position jusqu’à la nuit. Au soir du 13 septembre 1515, les deux armées étaient toujours l’une en face de l’autre, les hommes couchant mélangés, en armes et aux aguets.
Le combat repris au matin du 14 septembre. Les lansquenets allemands avaient été éreintés et c’étaient les Français qui tenaient. Malgré leurs pertes les Suisses tenaient toujours lorsqu’un coureur vint apprendre à Schiner l’arrivée de la cavalerie vénitienne, venue de Lodi à francs étriers à l’appel éperdu de son allié le roi de France. La rapidité de communication entre les deux alliés avait eu raison de la bravoure des montagnards. Les Suisses se retiraient. Le roi était vainqueur, mais 15 000 morts, dont 5000 Français, jonchaient le sol.
Brave parmi les braves, le roi fut adoubé par le preux Bayard, sur le champ même.
L’éphémère paix universelle
La victoire française avait surpris tout le monde, tant on était convaincu de la victoire de ces Suisses dont les plus vieux avaient vu le corps ensanglanté de Charles le Téméraire dans la neige de Lorraine en 1477.
Milan tomba peu après et Maximilien Sforza, prisonnier, fut envoyé en France. Il renonçait à ses droits ducaux contre une pension viagère et quelques centaines de milliers d’écus.
Le pape Léon X Médicis annonça sa venue à Bologne pour rencontrer le roi. François Ier était tout à la réorganisation de son duché lorsqu’il accepta l’entrevue. Le souverain pontife était l’un des plus fins lettrés et humanistes de son temps. François Ier venait de faire la rencontre de Léonard de Vinci. On parla esthétique et on se complimenta, en latin, le chancelier Duprat parlant pour le roi, avant que les deux souverains ne se retirent pour un entretien à huis clos. Il s’agissait de rétablir la paix religieuse entre Rome et la France.
Depuis 1438, l’Église, dans le royaume, était organisée par la Pragmatique sanction de Bourges, promulguée par Charles VII, disposant que les conciles généraux avaient un pouvoir supérieur à celui du pape, que les annates (première année de revenus d’un diocèse ou d’une abbaye, versés au pape lors de la prise de fonction du nouvel évêque ou abbé) devaient rester en France et enfin que les évêques et abbés devaient être élus par leurs chapitres et non pas nommés par le pape. Cette dernière disposition, surtout, avait créé une situation de quasi-schisme, même si l’Église gallicane reconnaissait toujours la primauté spirituelle et disciplinaire de Rome. Les nominations dépendaient alors largement du roi.
Le concordat de Bologne
Les négociations aboutirent au concordat de Bologne, signé en 1516 et demeuré en vigueur jusqu’en 1791. La Pragmatique était abolie, le pape récupérait la perception des annates, il pouvait nommer directement les successeurs des prélats morts en mission à Rome, et les titulaires d’un certain nombre de diocèses ou abbayes sans passer par l’élection canoniale.
Mais le roi se taillait la part du lion, avec le droit de nommer directement et sans consultation dix archevêques, quatre-vingt-deux évêques, cinq cent vingt-sept abbés, des prélats, des chanoines, des prieurs des curés, etc. Il était le véritable maître de l’Église de France. Cette situation était moins préjudiciable au pape qu’il n’y paraît. En effet, mieux valait, pour Rome, avoir à faire directement au roi, que de s’opposer à une autorité contestatrice au sein de l’Église par le biais des chapitres cathédraux ou d’abbayes.
La paix était donc pleinement rétablie entre la papauté et la royauté.
En outre, après une infructueuse tentative de Maximilien de Habsbourg pour conquérir le Milanais sur les Français, lui aussi signa la paix. L’Aragon disposait des droits sur Naples, l’Angleterre n’avait aucun motif de conflit, Venise n’était plus menacée, Milan étant devenue française. Charles de Habsbourg, le futur Charles Quint, alors comte de Flandres, venait d’accéder au trône d’Espagne en 1517, et il ne faisait pas mystère de sa bienveillance pour François Ier.
Fin d’une époque
Alors, fait rarissime dans l’histoire de l’Europe, ces années-là, il n’y eut aucune nation en guerre. La paix régnait sur tout le continent, et les princes songeaient, autour du pape, à s’unir pour libérer Constantinople puis les lieux saints. Ce fut l’ultime souffle du Moyen-Âge politique, que l’esprit de la Modernité avait presque totalement recouvert. Le rêve de l’union des royaumes chrétiens pour la croisade s’évanouit peu de temps après.
En 1519, Charles Quint héritait des possessions de son grand-père Maximilien de Habsbourg. Ses États enserraient complètement la France, et posséder Milan, pour François Ier, devenait une nécessité de survie afin d’éviter l’encerclement total du pays. Tenir ce duché n’était plus l’objectif d’un Valois féodal réclamant son héritage, mais celui d’un roi géo-stratège sauvant l’indépendance nationale.
Peu d’années plus tard l’unité chrétienne allait voler en éclats dans les guerres de religion. Le royaume de François Ier, confronté aux Habsbourg, pour sa survie, stipendierait les princes protestants, offrirait son alliance au sultan ottoman, faisant passer la chrétienté au second plan pour que vive l’État-nation.
Nous avions changé d’époque et François Ier, dans le début de son règne, en avait été le dernier et éclatant représentant, avant de présider à la naissance des temps nouveaux.
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