Pour la plupart des observateurs, il semble assez clair, qu'en réitérant ce 8 avril son intention, déjà annoncée en 2019, de supprimer l'École nationale d'administration, dont il est issu, le président de la république se moque du monde.
Parmi tous les commentaires négatifs signalons ceux de Nicolas Beytout. Le directeur de l'Opinion a immédiatement consacré deux chroniques virulentes au même sujet : le 8 avril au soir, il écrit : "Supprimer l’Ena, une idée d’énarque" ; et le 9 avril il souligne, sur Europe N° 1, que "le problème ce n'est pas l'Ena, c'est l'État !"
Avant tout, le paradoxe de l'Ena, de sa fondation et de son évolution, mérite qu'on s'y attarde.
Cette école a été créée en 1945, sous le gouvernement provisoire du général De Gaulle. Elle était alors supposée répondre à un certain nombre d'aspirations de l'époque. On ne s'inquiétait guère alors de l'étatisme. Il s'agissait de former les cadres supérieurs de la fonction publique dans un moule commun, et là réside sans doute la démarche la plus critiquable. L'expérience a prouvé que cela allait conduire à un renforcement du conformisme et à ce qu'on appelle aujourd'hui pensée unique.
Que celle-ci penche désormais évidemment à gauche ne doit d'ailleurs pas être sous-estimé. On y affectionne de voter des noms de promotion tels que Robespierre en 1970 ou Saint-Just en 1963, on ne s'en révèle que plus un conglomérat de bobos incultes et malfaisants, caparaçonnés dans les privilèges modernes. Les fondateurs de leur école imaginaient les abolir. Ils les ont renforcés.
Reconnaissons tout de même que les racines du problème ne doivent pas grand-chose à l'institution dans laquelle sont arrivés ces produits déformés de l'enseignement républicain, laïc et obligatoire. Napoléon ayant fait remarquer que l'éducation commence 20 ans avant la naissance de l'enfant, on peut considérer que ces bons élèves âgés eux-mêmes d'une vingtaine d'années, portent ainsi le poids de 40 ans d'erreurs pédagogiques.
On souhaitait aussi, au lendemain de la Libération et dans le contexte de l'Épuration de 1944, tourner le dos au pouvoir des technocrates. L'ascension de ceux-ci avait été fortement reprochée au gouvernement Darlan de 1941. Les chroniqueurs de l'époque, dénonçaient haut et fort les équipes vichyssoises, composées d'inspecteurs des finances, soupçonnés d'être sous l'influence de la synarchie. L'accusation venait aussi bien des rangs de la Résistance ou des compagnons de route du parti communiste que de plumes se réclamant de la Révolution nationale.
Le soupçon de cette conspiration, fondée sur la confusion entre d'une part des réseaux, bien réels, concentrés dès l'avant-guerre autour de la banque Worms, et d'autre part un obscur mouvement synarchiste d'Empire apparu au sein de groupes occultistes inoffensifs disciples d'Alexandre Saint-Yves d'Alveydre (1842-1909).
Or, c'est très exactement la résurrection du cauchemar de ces années sombres, qui nourrit, à 80 ans de distance, la dénonciation de l'Ena. Elle apparaît aussi en concomitance avec les discours renouvelés sur la lutte des classes. On adore détester en elle les élites sociales établies, à l'encontre desquelles pourtant, cet établissement avait été créé, nourri du mythe de la méritocratie républicaine, bercé de l'illusion égalitaire française. Les ambassadeurs ne devaient plus sortir désormais de l'aristocratie du Quai d'Orsay, ils devraient être formés au même moule que tous les fonctionnaires, grands et petits. Idem pour les préfets, les magistrats de la cour des Comptes, les conseillers d'État, etc.
Au terme du Grand Débat consécutif à la crise des Gilets Jaunes Emmanuel Macron avait significativement déjà fait, de cette suppression de l'Ena, une de ses "promesses". On connaît à ce sujet la formule prêtée par Charles Pasqua à son ex-compère Jacques Chirac. Elles n'engageraient, dit-on plaisamment, que ceux à qui elles s'adressent. Dans la pratique des gouvernements d'opinion, les annonces alléchantes, du type "j'offrirai des repas gratuits", sont destinées à servir de marqueurs idéologiques. Elles sont rarement suivies d'effet, et quand ceux-ci surviennent on ne saurait s'en féliciter.
Pourquoi le macronisme a-t-il, par conséquent, annoncé une suppression de l'Ena, supposée répondre à un désir des Gilets jaunes ? Tout simplement parce que, au fil des années, cette école et le plérôme de ses anciens élèves, sont devenus profondément impopulaires. On se propose de la rebaptiser Institut du service public, ce qui, en soi, ne changera évidemment rien. On prétend y faire entrer, sans doute par la magie de la discrimination positive, les jeunes de banlieue, sans nous expliquer comment cela fonctionnera, ni, notion déterminante de la carrière des hauts fonctionnaires, comment leur rang de sortie, échappera à la loi inégalitaire par essence de tous les concours.
Nous ne nous trouvons plus dans l'application des promesses de 2019. Nous sommes entrés dans l'esquisse de celles de l'élection présidentielle de 2022. Or, il existe un autre point de vue, à propos des programmes électoraux : en principe "tout mandat impératif est nul". Cet énoncé figure explicitement à l'article 27 de la Constitution de 1958. Et il a ainsi fallu attendre 1846, pour que l'on débatte en France, une bonne fois pour toutes, sur la licéité de ces catalogues qui, depuis, fleurissent à l'occasion de chaque joute électorale.
Bien entendu le discours de la suppression, en fait du changement d'intitulé, esquive les vrais problèmes : celui du rôle pernicieux et de la dérive, sous le règne de Descoings, de l'Institut d'Études Politiques de Paris, dont la section du service public puis la préparation au concours alimentent, aujourd'hui les rangs de l'Ena, et alimenteront demain ceux de l'Institut du service public.
Nous renvoyons, à propos de la dégénérescence de Sciences Po, à la lecture édifiante, indispensable pour qui veut comprendre la société française d'aujourd'hui à l'excellent ouvrage de Raphaëlle Bacqué "Richie". Ce livre, publié chez Grasset en 2015, devrait figurer dans toutes les bonnes bibliothèques...