Le fait que les mégalithes apparaissent au Néolithique a suggéré une interprétation des rapports de leur disposition avec cycle annuel [cf. « Culture mégalithique et archéoastronomie », Y. Verheyden, in Nouvelle École n°42, 1985] : ils auraient constitué un premier calendrier agricole. Cette utilisation est une possibilité qui ne peut être écartée. Elle est confirmée à l'âge du bronze par la présence, sur le disque de Nebra et à Kokino (Macédoine), comme on l'a vu ci-dessus, des Pléiades, dont Hésiode rappelle que leur lever et leur coucher constituait des signaux pour l'agriculteur :
« Au lever des Pléiades, filles d'Atlas, commencez la moisson, les semailles à leur coucher. Elles restent, on le sait, quarante nuits et quarante jours invisibles ; mais, l'année poursuivant sa course, elles se mettent à reparaître quand on aiguise le fer. Voilà la loi des champs » (trad. Paul Mazon).
Mais elle ne constitue sûrement pas la motivation initiale, comme l'observe Vadé (2008 : 12) :
« A-t-il fallu attendre l'agriculture, comme on le pense généralement, pour repérer les bornes de la course du soleil et en tirer parti pour le choix de certains lieux ? Autrement dit, à défaut de structures d'observations construites, des orientations solaires privilégiées ne pourraient-elles être repérées dès le Paléolithique supérieur, à l'époque du grand art pariétal ? Il semble bien, grâce aux recherches de Chantal Jègues-Wolkiewiez, que l'on puisse répondre par l'affirmative. On sait que cette chercheuse indépendante a provoqué une certaine sensation au cours de l'année 2000 en présentant au Symposium d'art préhistorique en Italie une communication sur la vision du ciel des Magdaléniens de Lascaux. On continue à discuter sur les interprétations qu'elle a proposées des peintures de la grotte.
Retrouver des constellations définies beaucoup plus tard et parler de zodiaque primitif ne va pas de soi. Mais ce qui n'est guère contestable, c'est la coïncidence de l'orientation de l'ancienne entrée de la grotte et de la direction du soleil couchant au solstice d'été. Il s'ensuit qu'à cette date le fond de la grande salle se trouve éclairé comme à aucun autre moment de l'année par les rayons du soleil vespéral. À partir de cette constatation, la chercheuse s'est demandé si d'autres grottes à peintures présentaient des particularités analogues. Elle a ainsi engrangé une moisson de résultats dont elle nous donne ici un échantillon concernant la grotte de Commarque — avec une étude parallèle sur la chapelle du château, où des fenêtres dissymétriques répondent au même souci de faire entrer la lumière solsticiale, tant cette préoccupation semble permanente dans les cultures restées traditionnelles. »
Cette interprétation “traditionnelle” postule une continuité ininterrompue du Paléolithique au Moyen Âge comme l'indique Jègues-Wolkiewiez (2008 : 25) dans le résumé de son étude :
« Dans le sanctuaire magdalénien de Commarque, comme à Lascaux, le coucher solsticial d'été pénètre la grotte ornée par des artistes paléolithiques. À 50 mètres de distance dans l'espace, mais à douze millénaires de distance dans le temps, au Moyen Âge, les bâtisseurs de la chapelle Saint Jean du château de Commarque ont non seulement mis en valeur le coucher solsticial d'été, mais aussi le lever de l'hiver. Les rayons solaires pénètrent par les fenêtres situées de part et d'autre de l'autel et éclairent celui-ci.
Ces deux temps forts de l'année sont mis en valeur sur le territoire français par l'ornementation préférentielle des grottes ornées paléolithiques. Ce phénomène cyclique partageant l'année en deux temps avait non seulement été remarqué mais aussi exploité par les Paléolithiques. On peut se demander si la mise en scène des rayons de lumière du “roi du ciel”, lors de ces deux moments clefs de calcul du temps par les constructeurs catholiques du Moyen Âge ne relève pas du même concept que celui des païens du Paléolithique ? »
Les conceptions sur lesquelles se fonde cette pratique remontant au Paléolithique supérieur ne sont pas attestées directement, faute de textes. Mais la continuité matérielle constatée rend admissible une continuité de la signification qui toutefois ne peut être précisée, et qui n'exclut pas la possibilité d'utilisations et de réinterprétations. La probabilité de la continuité est renforcée par ce que nous savons des courants traditionnels au sein du christianisme tels que les a mis en évidence Paul-Georges Sansonetti dans le numéro précédent de cette revue.
• 5 Mégalithisme et tradition indo-européenne
♦ 5.1 Conception et réinterprétation
Il n’est évidemment pas envisageable d’interpréter l’ensemble des données mentionnées ci-dessus par la tradition indo-européenne : certains lui sont extérieurs, notamment ceux du Proche-Orient et d’Afrique du nord, d’autres, comme l’orientation des grottes paléolithiques, lui sont antérieurs. Mais on peut déterminer les significations qui leur ont été attribuées, même s’il s’agit de la réinterprétation d’édifices conçus et mis en place par une population antérieure qui lui attribuait une autre signification.
♦ 5.2 Le symbolisme social de la “concordance”
La proximité formelle entre le nom indo-iranien du “moment propice”, du “temps fixé pour une activité” — *r(a)tu-, terme qui désigne par ailleurs le “modèle”, le “représentant idéal” —, et celui de la “vérité”, (a)rta-, suggère un rapport entre les 2 notions. Ce rapport est confirmé et précisé par le troisième représentant de la base *(a)rt-, l’adverbe grec arti, qui signifie à la fois “justement”, “récemment” et en premier terme de composés “convenablement”, “correctement”. Cet emploi est à la base d’une concordance formulaire que j’ai signalée jadis (en dernier lieu : Haudry 2009 : 84, 119, renvoyant à un travail antérieur) entre 3 composés grecs et leurs correspondants indo-iraniens, reflétant la triade héritée pensée, parole, action. Il semble que les Indo-Européens aient considéré la régularité des cycles temporels comme l’image cosmique de leur valeur suprême, la vérité, c’est-à-dire essentiellement de la “fidélité”, concordance entre ce que l’on dit (notamment ce que l’on promet) et ce que l’on fait. Les Yârya avestiques, génies des 6 saisons de l’année, sont des “modèles de vérité”, ashahe ratavô.
♦ 5.3 Concordance et retour annuel de la lumière
L'interprétation à partir de l'image cosmique de la vérité vaut pour la période récente de la période commune, celle dans laquelle les rapports sociaux se sont diversifiés et complexifiés, exigeant loyauté mutuelle entre les clans potentiellement rivaux, voire ennemis. Mais dans la phase la plus ancienne, on est encore loin de cette conception. La “concordance” entre l'événement humain, rassemblement, fête, sacrifice, et la manifestation cosmique, l'arrivée de la lumière solsticiale dans l'ouverture de l'enclos (initialement de la grotte), est l'essentiel. La concordance entre l'événement humain et l'événement cosmique avait sa signification en elle-même, et non par référence aux rapports sociaux. Dans la part de la tradition qui prend son origine dans le Grand Nord (Haudry 2006), le but du rite était d'assurer la régularité du cycle des saisons, et notamment le retour annuel de la lumière.
► Jean Haudry, Hyperborée magazine n°10/11, 2011.
• La revue semestrielle Hyperborée Magazine est une des rares publications d'expression française à être consacrée principalement à la géographie sacrée (étude des lieux sacrés). Pour tout abonnement, vous pouvez adresser un chèque de 36 € (à l’ordre de CRUSOE) : CRUSOE, BP 1, Maison des associations, Le Ligourès, place Romée de Villeneuve, 13090 Aix-en-Provence.
• Bibliographie :
- FALK Harry, 1987 : « Vishnu im Veda », Festschrift für Ulrich Schneider : 112 et suiv.
- JEGUES-WOLKIEWIEZ Chantal, 2008 : « Paléoastronomie à Commarque », VADÉ 2008 : 23-45.
- JONVAL Michel, trad., 1929 : Les chansons mythologiques lettonnes, Paris : Picart.
- HAUDRY Jean, 2001 : « Mimir, Mimingus et Vishnu », Festschrift für Anders Hultgård : 296-325.
- HAUDRY Jean, 2006 : « Les Indo-Européens et le Grand Nord », Hyperborée, 3 : 5-10.
- HAUDRY Jean, 2007-2008 : « Du ciel de pierre au ciel dans la pierre », Hyperborée, 5 (2007) : 18-24 ; 6 (mai 2008) : 37-42 ; 7 (nov. 2008) : 9-15.
- HAUDRY Jean, 2009 : Pensée, parole, action dans la tradition indo-européenne, Milan : Archè.
- MAHLSTEDT Ina, 2004 : Die religiöse Welt der Jungsteinzeit, Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft.
- MOHEN Jean-Pierre, 2008 : « Mégalithes européens de la préhistoire et orientations remarquables », in VADÉ 2008 : 46-54.
- VADÉ Yves (éd.), 2008 : Étoiles dans la nuit des temps, L’Harmattan.